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L'OCCIDENT:
UNE
MALADIE
AUTOIMMUNE?

 

L’OCCIDENT : UNE MALADIE AUTOIMMUNE ?

Liviu Poenaru, PhD

 

Ce qui vous frappe lorsque vous arrivez dans le bidonville de Kibera à Nairobi, au Kenya, pour une mission humanitaire en tant que psychologue clinicien, c'est l'absence de stress palpable. Malgré l'extrême pauvreté (environ un million d'habitants vivent dans ce bidonville, gagnant moins de 2 dollars par jour et vivant sans eau potable, dans des conditions d'hygiène et d'éducation médiocres, sans soins médicaux, etc.), les gens semblent joyeux et ne se plaignent pas. La population de cet endroit (sans aucun doute exposée à de nombreux problèmes médicaux, sociaux et politiques) semble résiliente et apaisée, croit en Dieu, compte sur la communauté, a des priorités différentes et des normes sociales et culturelles différentes de celles de l'Occident. Même si les apparences ne reflètent pas toujours fidèlement les expériences internes, il nous paraît important de noter la différence de comportement et de discuter l'accumulation de stress et ses effets dévastateurs observés dans les sociétés occidentales exposées à l'obsolescence programmée comme à des performances de plus en plus exigeantes et individualistes.

Le stress grandissant, envahissant, consensuel et hautement pathologique de la société occidentale questionne, préoccupe et intrigue en raison de sa dimension paradoxale et inconsciente. Peut-on dire que le stress, en tant que facteur central des organisations néolibérales, est indissociable du confort que l’Occident ne cesse de nous vendre ? Quels sont les mécanismes en jeu dans cette fausse-route du bien-être ? Afin de tenter de répondre à l’hypothèse d’un Occident qui fonctionne de plus en plus comme une malade auto-immune, nous allons déplier plusieurs observations associées à des références théoriques du domaine psychologique, biologique, psychoneuroimmunologique et épidémiologiques. Mais cette réflexion est sous-tendue par une hypothèse et un questionnement philosophique : les sociétés occidentales et leur dictature économique sont-elles en train de miner les auto-défenses (physiques et psychologiques) de leurs membres ?

Pour essayer de répondre à ces questions et à bien d’autres, je vous propose un parcours théorique, scientifique et philosophique, de nature qualitative, divisé en 4 parties :

  1. La première partie tente de nommer la complexité des interactions visibles et invisibles dans le

  2. paysage numérique occidental tout en offrant des perspectives théoriques permettant d’expliquer la manière dont elles déclenchent une guerre contre soi.

  3. La seconde partie illustre les effets de ce contexte par des données épidémiologiques montrant l’augmentation des chiffres pour ce qui concerne les maladies auto-immunes simultanément avec l’augmentation des maladies psychiatriques comme manifestations du retour contre soi de la logique addictive de la consommation.

  4. La troisième partie envisage de mieux clarifier les mécanismes et les relations entre le stress, l’environnement actuel et les effets immunosuppresseurs.

  5. La quatrième partie se focalise sur les objets non-self et la manière dont ils attaquent le propre self dans une quête idéologique pour le confort qui s’avère être perverse. Les objets non-self sont conçus ici comme des représentations internes projetées de force par un environnement qui fonctionne par accumulations et agglomérations objectales et sensorielles.

 

L’hypothèse hygiénique (Strachan, 1989 ; Okada et al., 2010) pourrait représenter le point de départ de ces constats qui nous conduisent à la métaphore qui nous intéresse. Cette hypothèse, qui suggère que la réduction de l'exposition aux microbes et aux infections peut conduire à une augmentation des maladies auto-immunes, peut être appliquée à l'analyse des standards de consommation de la société cybercapitaliste de plusieurs manières. La société cybercapitaliste, caractérisée par une forte digitalisation, un mode de vie sédentaire, et une consommation accrue de biens et de services axés sur la technologie, influence indirectement notre environnement microbien et, par conséquent, notre santé immunitaire. De plus, le stress lié aux standards de consommation, nous le verrons, joue un rôle clé dans la (dé)régulation du système immunitaire.

L'hypothèse hygiénique, appliquée de manière métaphorique, nous aide à comprendre comment l'exposition limitée aux réalités de la vie (erreurs, imperfections, incertitudes, ambiguïtés, complexités, échecs, flux multiples) dans des environnements de plus en plus contrôlés et idéologiquement stables et focalisés sur la logique économique, peut affaiblir notre résilience émotionnelle et mentale. Tout comme une certaine exposition aux microbes est nécessaire pour un système immunitaire robuste, l'acceptation de l’incontrôlable et la présentation authentique de soi sont essentielles pour une santé mentale saine et des relations sociales profondes.

Or nous verrons que l’hygiène, le contrôle cognitivo-comportemental et le stress digital constituent dorénavant une boucle rétroactive, où la quête de perfection, de contrôle et de réussite, exacerbée par les normes idéales imposées par les réseaux sociaux, augmente le stress individuel, qui à son tour renforce le besoin de maintenir une image irréprochable et aseptisée, créant ainsi un cycle perpétuel d'anxiété et de pression psychologique. En croyant éviter ces "microbes" de la vie réelle, nous ne faisons en réalité que les exacerber, créant un paradoxe où la tentative d'échapper à l'inconfort finit par amplifier ce même inconfort dorénavant amplifié par l’addiction au monde numérique.

OBSERVATIONS CONTEMPORAINES ET CADRE THÉORIQUE

Les mécanismes de défense immatures (étudiés depuis des décennies par la psychopathologie psychanalytique) sont souvent associés au stress chronique. Rationaliser constamment ses actions pour justifier des habitudes de travail ou des choix de vie insoutenables peut conduire à un stress chronique. Le stress prolongé active le système de réponse au stress du corps, y compris la libération d'hormones de stress telles que le cortisol et l'adrénaline. L'activation chronique de la réponse au stress peut affaiblir le système immunitaire au fil du temps, rendant les individus plus susceptibles aux infections, à l'inflammation et aux troubles auto-immuns (nous y reviendrons). Les maladies auto-immunes sont des affections dans lesquelles le système immunitaire du corps attaque par erreur ses propres tissus, les considérant comme des "envahisseurs" étrangers. L'origine exacte de ces maladies est complexe et implique une combinaison de facteurs génétiques, environnementaux, psychologiques et immunologiques.

Le domaine de la psychoneuroimmunologie (PNI) étudie les interactions bidirectionnelles entre l'esprit, le système nerveux et le système immunitaire (Yan, 2016, 2018). Les facteurs psychologiques, y compris les mécanismes de défense, peuvent influencer la fonction immunitaire par des voies neuroendocrines et neuroimmunitaires (voir également les marqueurs somatiques de Damasio, 1994). Ainsi, le stress chronique et les émotions négatives associées aux mécanismes de défense immatures peuvent perturber les systèmes biologiques et plus particulièrement le système immunitaire, entraînant une inflammation accrue et une réponse immunitaire affaiblie aux agents pathogènes. Il est à noter que la littérature contemporaine corrobore la dépression (Raison, Miller, 2011) ainsi que la schizophrénie avec une inflammation chronique de bas grade. Ces découvertes soulignent les interconnexions intimes entre les troubles inflammatoires et immunologiques et les maladies psychiatriques.

Lorsqu'ils sont appliqués métaphoriquement à la psychologie, ces mécanismes de défense (en lien avec l’inflammation et la dérégulation du self comme du narcissisme) pourraient être perçus comme favorisant certains comportements et attitudes qui privilégient le succès matériel, la réussite individuelle et l'efficacité économique. Ces mécanismes peuvent donc être générés inconsciemment par les pressions environnementales, sociales et économiques des sociétés modernes et développées, conduisant à une névrose économique (Poenaru, 2023). Cependant, ces mêmes mécanismes peuvent involontairement entraîner des conséquences psychologiques négatives, de la même manière que les maladies auto-immunes résultent de l'attaque par erreur du système immunitaire contre des tissus sains.

Sommes-nous inévitablement rendus malades par un système (externe et auto-immunitaire) qui sature nos capacités psychosomatiques ? En ce qui concerne les maladies auto-immunes, Maté (2022) note : 

La sclérodermie est l'une des quatre-vingts maladies connexes classées comme auto-immunes, chacune représentant une véritable guerre civile à l'intérieur du corps. En effet, l'auto-immunité équivaut à une attaque du système immunitaire d'une personne contre l'organisme qu'il devrait défendre (Maté, 2022, p. 69-70). 

Les maladies inflammatoires médiées par le système immunitaire (IMIDs), telles que la polyarthrite rhumatoïde, la maladie de Crohn, la colite ulcéreuse, le lupus érythémateux disséminé, et la sclérose en plaques, affectent collectivement 5 à 10 % de la population, selon Liu et al. (2024). Ces maladies, bien que distinctes, partagent des mécanismes pathogènes similaires impliquant une inflammation chronique due à une dysrégulation du système immunitaire qui déclenche une guerre contre soi.

Les maladies auto-immunes figurent parmi les principales causes de décès chez les jeunes et les femmes d'âge moyen aux États-Unis (Cooper, Stroehla, 2003). Notons que les États-Unis se sont imposés, depuis les années ’30 du siècle passé et grâce à une propagande féroce, comme le modèle absolu du bien-être et de la réussite. Ainsi, the american way of life est devenu un rêve global. Aux États-Unis donc, depuis des décennies, les observations cliniques laissent entendre que la prévalence des maladies auto-immunes est en augmentation (Vargas-Parada, 2021), au même titre qu’en Europe. 

Une équipe de chercheurs (Satoh, 2012) a démontré que les anticorps antinucléaires (ANA) - un type d'autoanticorps couramment utilisé comme biomarqueur pour les maladies auto-immunes - sont devenus progressivement plus prévalents dans la population américaine au cours des 25 dernières années. Les résultats de cette recherche montrent que la prévalence globale des ANA dans la population était de 13,8 %, ce qui indique qu'une proportion importante d'individus aux États-Unis présente une positivité aux ANA. Les ANA augmentaient généralement avec l'âge, avec une prévalence significativement plus élevée observée dans les groupes d'âge plus âgés, notamment dans les groupes d'âge de 50 à 59 ans et de 70 ans et plus. De plus, la prévalence des ANA était significativement plus élevée chez les femmes par rapport aux hommes, avec 17,8 % de femmes et 9,6 % d'hommes testés positifs aux ANA. 

 

Cela offre-t-il des preuves des impacts néfastes substantiels du mode de vie américain voire occidental, ou est-ce uniquement une question de diagnostic et de notification ? S'agit-il d'une question de guerre interne causée par une propagande agressive et une culture à la fois interne et mondiale ? Il est probable que les deux facteurs (les notifications et les impacts néfastes du mode de vie occidental) jouent un rôle. L'amélioration des pratiques de diagnostic a sans doute permis de mieux identifier les cas ; or les éléments liés au mode de vie occidental – tels que l'alimentation, la sédentarité (face aux écrans), le stress, l'hygiène, et les influences culturelles – semblent également contribuer à cette tendance, comme le démontre un nouveau courant de recherche du domaine de la médecine des modes de vie (lifestyle medicine). Les preuves scientifiques démontrent l'efficacité de cette approche dans la réduction des risques cardiovasculaires, la gestion du diabète, la prévention de certains cancers, la lutte contre l'obésité et même l'amélioration de la santé mentale. Par exemple, l’étude du Diabetes Prevention Program[1] a montré que les changements dans l’alimentation et l’exercice réduisent le risque de diabète de type 2 de 58 %, tandis que le programme d'Ornish (Ornish et al., 1998) a révélé que des changements de mode de vie peuvent inverser la progression des maladies coronariennes.

Les mécanismes progressivement complexes et addictifs utilisés par la propagande économique et médiatique, qui nous poussent vers une production et une consommation continuelles et croissantes au service du capitalisme infini, constituent indéniablement l'un des principaux facteurs de risque (Poenaru, 2021) contribuant à la propension au développement de maladies mentales et/ou physiques y compris les maladies auto-immunes. Cela contribue en outre à la perpétuation et à l'instigation de conflits (à la fois internes et externes) qui exigent l’adaptation par des mécanismes de défense de plus en plus sollicités, usés voire dysfonctionnels. Cette dynamique crée donc des tensions internes chez les individus, qui se trouvent tiraillés entre des idéaux de réussite imposés par la société de consommation et une incapacité à répondre à ces attentes de manière durable. Cela alimente des conflits psychiques, qui se manifestent par des sentiments d’insatisfaction chronique, de frustration et d’impuissance. Sur le plan social, cette spirale de surconsommation et de surproduction génère des conflits interpersonnels et collectifs, dans la mesure où les individus et les groupes sociaux entrent en compétition pour l’accès aux ressources, la reconnaissance sociale et la validation personnelle.

En évaluant les facteurs de risque pour faciliter leur atténuation, les professionnels de la santé semblent négliger cette pluralité de facteurs étiologiques écosystémiques (interaction de divers composants d'un écosystème écologique, numérique, politique, culturel, etc.). Ainsi, lorsque les thérapeutes encouragent les individus à s'adapter aux facteurs de stress par diverses stratégies d'adaptation, ils semblent se conforment involontairement aux normes de la société de consommation, négligeant une analyse critique qui pourrait faciliter la mentalisation et le développement d'une nouvelle orientation psychologique adaptée à la pluralité mentionnée et non seulement aux besoins de productivité. Comme le rappelle Fromm (2010/1991), la vue dominante de la pathologie, qui se concentre sur l'incapacité de l'individu à s'adapter aux schémas de comportement et aux modes de vie établis dans la société, est en réalité fondamentalement erronée. Nous constatons une fois de plus que la psychopathologie peut, comme le suggère Fromm, être une réaction à un contexte anormal, voire à une société profondément malade.

Le domaine de la psychologie clinique et de la psychopathologie, tout comme la psychiatrie, néglige ainsi systématiquement d'examiner les conséquences paradoxales de la culture dominante du confort et du bien-être. Dans la société contemporaine, la quête du confort et de la commodité prend souvent le dessus, avec le progrès technologique et l'aisance matérielle visant à amplifier la commodité et à réduire le malaise. Les thérapeutes, pour la plupart, sont formés par leur éducation et par les normes inconscientes de la société à soutenir la même perspective. Cependant, le confort peut engendrer de l'anxiété lorsqu'il est associé à une appréhension profondément enracinée de perte, d'altération et d’obsolescence programmée des objets et des individus. Les individus peuvent se découvrir excessivement attachés ou même dépendants de certains conforts, routines ou possessions matérielles qui, nous le verrons plus loin, sont fortement paradoxales.

 

[1] Diabetes Prevention Program Research Group. (2009). 10-year follow-up of diabetes incidence and weight loss in the Diabetes Prevention Program Outcomes Study. Lancet, 374(9702), 1677-1686. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(09)61457-4

ÉPIDÉMIOLOGIE

Pour illustrer notre problème avec quelques exemples de données épidémiologiques, notons que les taux de prévalence dans les pays développés indiquent que 27% des enfants âgés de 5 à 14 ans en Australie et 26% aux États-Unis vivent avec une forme de maladie chronique à long terme. Zheng et al. (2020), en accord avec Park et al. (2013), constatent qu'environ un tiers des adolescents aux États-Unis vivent avec une condition médicale chronique, souvent accompagnée d'une mauvaise santé mentale. Selon Winkler et al., 2020, la prévalence des individus présentant des symptômes d'au moins un trouble mental actuel a augmenté d'un niveau de base de 20,02% en 2017 à 29,63% en 2020 (pendant la pandémie de COVID-19). 

Selon les données américaines des Centers for Disease Control and Prevention (CDC, 2022), le taux ajusté en fonction de l'âge des décès par overdose de drogues a augmenté, passant de 8,2 décès pour 100 000 personnes en 2002 à 32,6 en 2022. L’augmentation alarmante des décès par overdose aux États-Unis témoigne d’une crise sanitaire de grande envergure, révélant des dynamiques complexes liées à la consommation de drogues. Ce phénomène n'est pas isolé, mais résulte de l'interaction entre des facteurs socio-économiques, psychologiques, médicaux, et des politiques publiques. Les opioïdes sont une échappatoire facile (face au malaise contemporain) mais dangereuse, étant donné leur capacité à engendrer une dépendance rapide et à causer des overdoses mortelles, surtout en cas de consommation d’opioïdes synthétiques tels que le fentanyl, qui est beaucoup plus puissant que la morphine ou l’héroïne. Cette crise est probablement en partie liée à la réponse insuffisante des systèmes de santé à la douleur psychologique. Aux États-Unis, notamment, il a été fréquemment souligné que la médecine s’est focalisée sur le traitement rapide des symptômes physiques (en particulier la douleur) tout en négligeant les aspects psychologiques et socio-politiques sous-jacents. 

Les médias et les scientifiques nous rappellent quotidiennement que la crise est également psychiatrique, avec une augmentation significative des cas de décompensation pour la dépression, l'anxiété, les phobies, les achats compulsifs, le visionnage excessif de télévision. Par ailleurs, l'utilisation des médias sociaux a été associée à une augmentation de l'anxiété (Moreno et al., 2020). En outre, il convient de noter que Commercial Alert, un groupe de défense des consommateurs aux États-Unis, a signalé en 2003 que le pays connaît une véritable épidémie de maladies liées au marketing (Stanton et al., 2017) et cela bien avant l’explosion des pratiques digitales qui suppose l’exposition simultanée aux publicités, aux influenceurs, à la pression sociale pour une vie idéale, etc.

En France, selon le Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge, pour l'année 2021 seulement (malgré l'absence d'études robustes sur leur efficacité chez les enfants, alors que la recherche montre que la différence entre les groupes traités et les groupes témoins est très faible), la consommation de psychotropes chez les enfants et les adolescents a augmenté de :

  • 224% pour les hypnotiques ;

  • 7,5% pour les antipsychotiques ;

  • 16% pour les anxiolytiques ;

  • 23% pour les antidépresseurs.

Ces niveaux d'augmentation sont de 2 à 20 fois plus élevés par rapport à la population adulte générale. Pourquoi les jeunes sont-ils à risque ? 

Un rapport[1] publié par The Resolution Foundation (think tank indépendant situé au Royaume-Uni) révèle que les jeunes dans la vingtaine sont aujourd'hui plus susceptibles de ne pas travailler (en raison de problèmes de santé) que les personnes dans la quarantaine. Cela représente un changement radical par rapport au passé, lorsque plus on avançait en âge, plus on était susceptible de cesser de travailler à cause de maladies. Le rapport indique que les jeunes présentent actuellement la pire santé mentale de tous les groupes d'âge, inversant ainsi la tendance observée il y a deux décennies, où ils avaient le taux le plus bas de troubles mentaux courants. En 2021/22, 34 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans ont déclaré des symptômes de troubles mentaux tels que la dépression, l'anxiété ou le trouble bipolaire, contre 24 % en 2000.

À en croire la revue The Lancet (Geoffroy & al., 2022) et d’autres nombreux articles récents, l’on rapporte un nombre croissant de décès par suicide et de visites aux urgences pour idées suicidaires et automutilations chez les enfants. En Suisse, on annonce en décembre 2022 que la santé mentale des jeunes a beaucoup souffert durant les années de pandémie, surtout côté féminin. Selon l’Office fédéral suisse de la statistique[2], entre 2020 et 2021, les hospitalisations des filles et jeunes femmes de 10 à 24 ans pour troubles mentaux et du comportement a bondi de 26 %. 

Certes, les spécialistes invoquent la pandémie de Covid-19, qui a eu ses effets psychologiques incontestables. Mais rien n’est dit de l’exposition exponentielle, dès cette période, à des contenus numériques qui représentent autant de codes économiques injectés dans l’inconscient et qui présentent un haut potentiel stressant et mutilant. Est-ce que les variations de temps d’écran entre les générations peuvent-elles également expliquer les nouvelles tendances pathologiques pour ce qui concerne les jeunes ?

Selon le site statistique What’s The Big Data :

  • Depuis 2013, le temps d'écran a augmenté de 50 minutes par jour.

  • La génération Z (personnes nées entre 1996 et 2010) passe environ 9 heures devant un écran chaque jour.

  • Les générations précédant les Millennials, c'est-à-dire la génération X et les Baby Boomers, ont un temps d'écran moyen de 169 minutes et 136 minutes, respectivement.

  • Il y a eu un pic du temps d'écran moyen quotidien atteignant 7,7 heures pendant la pandémie de COVID-19[3].

 

Il est difficile d’affirmer que les avancées technologiques et scientifiques des dernières années sont responsables de la notification et du diagnostic de ces évolutions épidémiologiques. Il est tout aussi difficile d’expliquer de cette manière la multiplication par trois, aux États-Unis, du nombre de suicides chez les jeunes filles âgées de 12 à 14 immédiatement après l’introduction sur le marché de l’iPhone. Cela est arrivé sur la période entre 2007 et 2015 seulement. Twenge (2017) fonde ses observations sur une étude longitudinale en cours au États-Unis depuis plusieurs décennies et constate que la nouvelle génération a été emportée par un véritable tsunami digital qui ne cesse de faire des ravages.

 

[1] Disponible en ligne (consulté le 1.9.2024) : https://www.resolutionfoundation.org/publications/weve-only-just-begun/

[2] OFS (2022). Traitements pour troubles psychiques chez les jeunes en 2020 et 2021. Disponible en ligne : 

https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home.assetdetail.23605659.html

[3] Source (consultée le 1.9.2024) : https://whatsthebigdata.com/average-screen-time-stats/

STRESS, ENVIRONNEMENT ET IMMUNOSUPPRESSION  

Nous observons donc, dans les sociétés dites "développées", une nature paradoxale continue des angoisses, leur exacerbation et leur polarisation : liberté-dépendance, obésité-minceur, performance-épuisement, compétitivité-opposition, pouvoir-impuissance, réseaux sociaux/isolation, excitation-frustration, récompense-punition, etc. Il est difficile d'imaginer qu'il n'existe pas de liens de causalité circulaire entre ces différents facteurs et qu'ils n'initient pas et ne renforcent pas une guerre contre le soi. De plus, cette dynamique ressemble étroitement à celle observée dans les processus opposés décrits dans le domaine de l'addiction. 

Dans le contexte de l'addiction, les processus opposés font référence aux mécanismes physiologiques et psychologiques que le cerveau utilise pour contrer les effets de l'utilisation répétée de substances (Solomon, 1980). Le modèle des processus opposés suggère que pour chaque réaction hédonique ou émotionnelle initiale (qu’elle soit positive ou négative), un processus opposant (contre-réaction) est activé pour rétablir l'équilibre homéostatique du système nerveux central qui ne peut pas se permettre des excès ni dans le plaisir ni dans le déplaisir. Initialement, lorsqu'un individu consomme une substance addictive, il peut ressentir une euphorie ou un plaisir intense qui ne sont pas tolérés par le système homéostatique. Le stress joue un rôle significatif dans l'addiction en influençant à la fois le début et le maintien de la consommation de substances. Paradoxalement, les individus peuvent recourir aux substances addictives comme mécanisme d'adaptation pour soulager le stress, ce qui conduit par défaut à un cycle de dépendance. Le stress chronique, comme nous le soulignons dans ce travail, peut déréguler le système immunitaire, entraînant une inflammation et exacerbant potentiellement les comportements addictifs « compensatoires ». Nous pouvons dès lors imaginer, rien que dans le contexte numérique, l’avalanche de processus opposés auxquels un individu est exposé dans sa quête volontaire et involontaire d’une agglomération de gratifications. 

Plusieurs problématiques, typologies, mécanismes et dynamiques liés au stress dans les sociétés occidentales contemporaines peuvent être observés (Poenaru, 2023) :

  • le stress numérique (Reinecke et al., 2017) ;

  • le niveau de stress en tant que principale source d'information pour le neuro-nanomarketing ;

  • l'hypothèse d'un régime numérique induisant intentionnellement une accumulation de micro-traumatismes (proches du domaine du stress post-traumatique) conduisant à la compulsion de répétition et à l'addiction profitable pour les industries ;

  • les manipulations neuro-cognitives-comportementales et émotionnelles basées sur le stress, la peur et l'idéologie du risque, qui conduisent à une augmentation de l'engagement en ligne (le principal objectif du cybercapitalisme) ;

  • l'anxiété et le stress face à une réalité exigeant des individus une adaptation constante pour faire face à toutes sortes d'accélérations (Neidich, 2014) dans la société du risque (Beck, 1992) ;

  • le stress et le comportement des pairs contribuant à plonger les individus dans la dépendance (Courtwright, 2019) ;

  • le stress social conduisant à des pathologies neurovasculaires responsables de la dépression (Ménard et al., 2017) ;

  • l'impact stressant des décisions d'achat (associé au fardeau de l'esclavage salarial) ;

  • la recherche compulsive de divertissements à caractère hypnotique (supposés réduire le stress) injecte le cerveau hypnotisé avec des codes consuméristes inconscients qui génèrent de nouvelles sources de stress ;

  • la transmission génétique et épigénétique du stress (Zaidan, Leshem, Gaisler-Salomon, 2013), suggérant qu'au-delà de la génétique, le stress et l'anxiété altèrent l'épigénétique ou la manière dont les gènes s'expriment.

 

La condition de stress est intrinsèquement alarmante, plaçant à la fois le corps et l'esprit dans un état de vigilance accrue, voire d'urgence. En ce qui concerne la peur indissociable du stress, l’on peut postuler que l'utilisation délibérée de la peur par les autorités politico-économiques pourrait viser à cultiver une sensibilité à des stimuli spécifiques (Poenaru, 2023). Cette sensibilité est maintenue au niveau neuronal par le renforcement des synapses qui facilitent de telles réponses. Les expériences de peur conditionnée, où des stimuli neutres deviennent associés à des expériences aversives, reposent sur le renforcement synaptique, notamment dans l'amygdale, une région du cerveau clé pour le traitement des émotions. Le renforcement des synapses dans l'amygdale peut amplifier les réponses de peur à des stimuli spécifiques (LeDoux, 2000). La diversification constante des sources de peur empêche l'habituation du système nerveux en maintenant une stimulation continue des réponses de peur et de stress. 

L'exposition répétée à des stress peut entraîner une hyperactivité de l'amygdale, ce qui peut renforcer les réponses de peur et d'anxiété (McEwen, 2007) exigeant des réponses (économiques) adaptatives. Par des messages répétitifs et des signaux de danger constants (par exemple, des menaces de sécurité, des crises économiques), les autorités ou les classes économiques dominantes peuvent renforcer les circuits neuronaux de la peur, créant une population plus réactive aux stimuli qui justifient leurs actions ou leurs politiques. Le syndrome de la peur de manquer quelque chose (FOMO[1], fear of missing out), alimenté par les technologies et les réseaux sociaux, est emblématique des innombrables mécanismes générateurs de stress perpétués par le domaine cybernétique.

Notre analyse suggère que la culture du risque et de la peur, délibérément diffusée par des intérêts politico-économiques, sert également à renforcer la cohésion de groupe qui stimule lui-même l'engagement collectif en ligne. Cette culture renforce non seulement la sensibilisation synaptique, mais encourage également des comportements tels que la consommation excessive et l'exposition paradoxale à des menaces perçues. Par conséquent, cette culture est devenue une marchandise, entraînant une augmentation des comportements de consommation "protectrice" et des ventes accrues de médicaments anxiolytiques. 

Les enfants grandissent dans un environnement imprégné de peurs d'enlèvement, d'agression et d'accidents, perpétuant un cycle d'anxiété. Cependant, les réalités statistiques divergent souvent de ces peurs. Le danger ne réside pas réellement là où les pouvoirs dominants tendent à l'implanter. Il se trouve plutôt dans un environnement qui tend à nous conditionner et à nous imprégner, à l'instar des chiens de Pavlov et des oies de Lorenz, à des stimuli économiques principalement inconscients, qui sont devenus un consensus mondial et une source mondiale de maladies.

Le contexte qui nous intéresse représente donc une source de stress exponentiel et de charge allostatique[2] (Juster, McEwen, Lupien, 2010). Il est évident : on ne reste pas captif de la logique de combat, fuite et immobilisation (combat-guerre simultanés, fuite, et immobilisation devant un écran qui exploite et déforme notre attraction inconsciente pour les stimuli négatifs) sans devenir de plus en plus stressé. Le stress psychosocial produit des changements dans la cognition, l'affect, le comportement (Wolf, 2018), tandis qu'un nombre croissant d'études démontrent les effets du stress sur les réactions inflammatoires et le système immunitaire (Yan, 2016). Pruett (2003) nous rappelle qu'il existe désormais des preuves irréfutables démontrant que les réponses au stress peuvent provoquer une immunosuppression cliniquement pertinente ainsi que d'autres types de dysfonctionnements du système immunitaire. La production ou l'action des médiateurs du stress, comme mentionné plus haut, sont les principaux responsables des effets immunologiques indésirables.

Il est important, dans ce contexte, de noter que le système immunitaire mène naturellement ses batailles contre les parasites : bactéries, virus, champignons, pathogènes, etc. Ce système lance des attaques dévastatrices contre les pathogènes et les tumeurs malignes, tout en limitant les dommages collatéraux aux tissus sains (tolérance au soi). Cependant, il arrive que le système immunitaire déclenche une réaction néfaste contre des déclencheurs (antigènes) exprimés par des tissus sains et normaux, comme la peau, le pancréas ou les articulations. Tout cela peut être qualifié de "guerre immunologique interne" (contre soi-même), comme l’a suggéré Maté (2022).

S'agit-il d'une intolérance envers soi-même et de l'insupportable subjectivité somato-politique produite par le capitalisme ? Ces attaques sont-elles dirigées contre des objets "non-self" injectés-projetés-intériorisés de force en nous par l'écosystème économique belliqueux et insatiable, extractiviste et inoculationniste ? S’agit-il d’objets du registre paranoïaque bien maquillés par les régimes de divertissement ? Est-ce la seule manière disponible pour l'individu de lutter contre la privation de sa propre subjectivité et de son autonomie par l'écosystème dictatorial qui nous entoure ? Nous reviendrons ci-dessous aux objets non-self.

L'inflammation, une autre conséquence majeure du stress en lien avec les déficits immunitaires, est de plus en plus reconnue comme un facteur responsable de nombreuses maladies. La recherche, comme suggéré précédemment, cite le rôle de la dysrégulation de l'axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HPA) dans les maladies où l'inflammation est indiquée. Le fonctionnement normal des glucocorticoïdes joue un rôle important dans l'inflammation : il agit en réduisant l'inflammation et a un effet immunologique et métabolique. Une exposition prolongée à des niveaux élevés de cortisol (hormone du stress) et la dysfonction résultante de l'axe HPA interfèrent avec les processus anti-inflammatoires et immunologiques, notent Jones et Gwenin (2020). Des niveaux élevés de cortisol circulant affectent les cellules immunitaires en se liant à leurs récepteurs, conduisant à la production de cytokines pro-inflammatoires ; cela provoque une inflammation et des déficits immunitaires, ainsi que d'autres conséquences métaboliques.

La psychoneuroimmunologie (PNI), évoquée plus haut, est le domaine qui fournit le plus de preuves sur les interactions dynamiques entre l'esprit, le système nerveux et le système immunitaire. Les chercheurs en PNI examinent comment les facteurs de stress aigus et chroniques, tels que le stress psychologique, les traumatismes ou les facteurs de stress environnementaux, impactent la fonction immunitaire. Ils étudient les voies de communication bidirectionnelles entre le cerveau et le système immunitaire, y compris le rôle de l'axe HPA, du système nerveux autonome (SNA) et du système nerveux central (SNC) dans la régulation des réponses immunitaires. Le domaine de la PNI examine également comment les facteurs psychologiques, tels que les traits de personnalité, les stratégies d'adaptation, le soutien social et les troubles de santé mentale, influencent la fonction immunitaire et la susceptibilité aux maladies infectieuses, aux troubles auto-immuns et aux états inflammatoires. Les chercheurs s'interrogent également sur le rôle des interactions neuroendocriniennes et immunitaires dans la pathogenèse et la progression de diverses maladies, y compris les troubles auto-immuns, le cancer, les maladies cardiovasculaires, les maladies neurodégénératives et les troubles de la santé mentale.

Du point de vue de la PNI tel que décrit par Yan en 2016 :

  • Une meilleure compréhension des réseaux stress-inflammation promet d'améliorer les résultats thérapeutiques dans un éventail de maladies, englobant la sclérose en plaques, le cancer et les affections cardiovasculaires.

  • Les réseaux complexes de cytokines sont impliqués dans l'affection de l'axe HPA, influençant les conditions neuropsychiatriques telles que l'anxiété, la dépression, la fatigue, les déficiences cognitives, la schizophrénie et les troubles du sommeil.

  • Dans le domaine de la schizophrénie, l'interaction entre les systèmes immunitaire, endocrinien et nerveux émerge comme un mécanisme essentiel.

  • Les interactions bidirectionnelles entre les systèmes nerveux et immunitaire jouent des rôles cruciaux dans l'inflammation, forgeant des liens entre le stress psychosocial, le vieillissement et les maladies chroniques.

  • Les principes de la PNI offrent des perspectives pour comprendre les mécanismes sous-jacents aux troubles comorbides, couvrant les maladies cardiovasculaires et les affections psychiatriques.

  • Les variabilités individuelles et les facteurs de risque impactant les symptômes psycho-neurologiques chez les patients atteints de cancer comprennent le stress perçu, les déficiences cognitives, les dysfonctionnements de l'axe HPA et l'inflammation.

 

À titre d'exemple, le deuil est une condition stressante qui peut affecter les activités des cellules tueuses naturelles (NK). La personnalité est un facteur important dans de telles conditions, car les individus ayant le trait de « négativité affective » sont plus enclins à la dépression et à l'anxiété comparativement à ceux qui n'ont pas ces traits négatifs. Les schémas individuels de réactions psychophysiologiques, tels que le comportement agressif offensif, ont été identifiés comme le meilleur prédicteur des facteurs de risque associés au système immunitaire pour de nombreuses maladies. Un exemple en est que l'hostilité cynique peut être un prédicteur fiable des maladies cardiovasculaires. De telles observations indiquent que les conditions psychologiques individuelles, telles que la personnalité, peuvent être cruciales pour détecter les changements psychologiques et physiologiques personnalisés (Yan, 2016, p. 6).

 

[1] Le terme FOMO (Fear Of Missing Out) est généralement utilisé pour décrire le sentiment d'anxiété ou d'insécurité (programmé par les ingénieurs numériques) qui peut surgir de la peur que d'autres vivent des expériences plus amusantes, plus excitantes ou plus intéressantes que soi-même, et que l'on passe à côté de ces expériences. Le FOMO peut amener les individus à se sentir obligés de participer à des activités ou à des événements sociaux, même s'ils ne sont pas intéressés ou s'ils n'ont ni le temps ni les ressources pour le faire. Ainsi, il s'agit d'adopter des comportements et des cognitions (injectés par l'environnement économique) qui peuvent entrer en conflit avec son propre soi. Cette peur peut également entraîner une utilisation excessive des réseaux sociaux et de la technologie afin de rester connecté et informé des activités des autres (au profit des entreprises), par crainte de l'exclusion sociale, ce qui peut exacerber encore davantage les sentiments d'anxiété et d'insécurité inhérents à l'utilisation compulsive-addictive d'Internet induite par ses schémas.

[2] La charge allostatique se réfère au fardeau cumulatif du stress chronique et des événements de vie. Juster, McEwen et Lupien (2010) suggèrent qu'en incorporant un indice de charge allostatique représentant le fonctionnement des systèmes neuroendocrinien, immunitaire, métabolique et cardiovasculaire, de nombreuses études ont démontré une meilleure prédiction de la morbidité et de la mortalité au-delà des méthodes de détection traditionnelles employées en pratique biomédicale.

L'ATTAQUE D'OBJETS "NON-SELF" ET LA LUTTE POUR LE CONFORT

Après ce détour multi-niveaux qui a eu comme objectif de nous familiariser avec la complexité des interactions, des mécanismes et des dynamiques attachés au stress au sein de la société contemporaine d’essence cybercapitaliste, je vous propose de nous focaliser sur les caractéristiques particulières de l’objet non-self et de ses effets psycho-somatiques.

Il est évident, à partir des éléments précédents que le stress, aux côtés de son corollaire, l'anxiété, peut jouer un rôle central dans le déclenchement des maladies auto-immunes. Les fondements théoriques, observations et hypothèses mentionnés ci-dessus nous ramènent à la question qui sous-tend notre recherche : la création paradoxale d'une protection psychologique accrue, potentiellement influencée par l'idéologie du contrôle et du risque, pourrait-elle être responsable de la dégradation à la fois des mécanismes de défense psychologiques et biologiques, conduisant finalement à un état de guerre contre soi-même ? La perspective psychoneuroimmunologique et les liens scientifiques solides qu'elle propose tendent à confirmer cette hypothèse. Sigmund Freud (1926) et Anna Freud (1936) développent, en psychanalyse, l'idée selon laquelle l'anxiété peut affaiblir les mécanismes de défense du Moi. Ce concept repose sur l'idée que les individus conçoivent des mécanismes de défense inconscients en tant que réponses adaptatives pour gérer les conflits internes, les facteurs de stress et les angoisses. Pourtant, le recours excessif ou l'adhésion inflexible à ces défenses peuvent finalement aggraver l'anxiété et d'autres fonctionnements psychologiques.

Bien que les mécanismes de défense servent initialement un objectif protecteur, ils peuvent poser des défis lorsqu'ils sont excessivement utilisés (Vaillant, 1992) ou lorsqu'ils entravent un traitement émotionnel sain. Le refoulement, qui implique la suppression de pensées ou de souvenirs désagréables dans l'inconscient, peut offrir un répit temporaire de l'anxiété mais pourrait entraîner l'accumulation de conflits émotionnels non résolus avec le temps. De même, le déni, tout en protégeant de manière radicale les individus des vérités dérangeantes, peut entraver (lorsqu’il est utilisé de manière trop fréquente) la reconnaissance et la résolution des problèmes sous-jacents, perpétuant un cycle d'anxiété et d'évitement, surtout s'il se produit dans un environnement qui aggrave continuellement ses facteurs de stress.

En érigeant des barrières entre l'esprit conscient et l'inconscient, les individus peuvent se déconnecter de leur véritable Moi, ce qui entraîne des sentiments de vide, d'aliénation ou d'angoisse existentielle. La création de protections psychologiques peut donc paradoxalement contribuer à affaiblir les mécanismes de défense en favorisant la dépendance à des stratégies d'adaptation mal adaptées. Le maintien inflexible et méthodique des mécanismes de défense immature peut en outre perturber les relations interpersonnelles, ainsi que les interactions adaptées au sein de l'écosystème. 

Les "objets non-self" (Poenaru, 2023) pourraient être définis comme des représentations et des affects (constituant des pulsions non-self hautement conflictuelles et innommables) induits par les codes de la société de consommation et par la dictature économique à laquelle nous sommes tous soumis à des degrés divers. Dans le cadre de la psychanalyse, le concept d’"objet" se réfère principalement à ce vers quoi une pulsion est dirigée pour atteindre sa satisfaction. Ce terme ne désigne pas nécessairement un objet physique, mais plutôt tout ce qui peut satisfaire une pulsion, que ce soit une personne, une partie du corps, une idée, ou même un symbole (Laplanche, Pontalis, 1997). Ainsi, l'objet est ce qui capte l'énergie libidinale (ou de la pulsion) et permet d'apaiser la tension créée par la pulsion. 

Les "objets non-self" peuvent être envisagés comme des entités ou des représentations vers lesquelles les pulsions se dirigent, mais qui ne proviennent pas du soi authentique ou de l'individu en tant que tel, mais plutôt de la surcharge cognitive qui opère dans un registre addictif pour créer un self artificiel. Ils fonctionnent comme des projections venues de l’extérieur que l’individu intègre de force, en nombre croissant (en raison de la logique de l’accumulation prévalente), sans pouvoir les intégrer, se les approprier. En tant que projections externes, ces objets pourraient être envisagés comme des équivalents d’entités paranoïaques, car ils sont perçus comme des menaces potentielles à l'intégrité du self. Car ne sommes-nous pas sur la frange entre la projection (pour se dégager d'objets intolérables) et la réalité d'un contexte hostile, persécuteur et envahissant ?

Ces objets non-self, intégrés sans consentement conscient, créent un décalage entre ce que l'individu ressent comme étant son self authentique et ce qui est perçu comme des intrusions externes. La difficulté d'intégrer ces objets conduit ainsi à une sensation de fragmentation, de perte de contrôle, et à un sentiment d'invasion. Dans la paranoïa, il y a une projection des angoisses internes sur des objets externes, les transformant en menaces. Cependant, ce qui complique la situation contemporaine, c'est la nature effectivement hostile et persécutrice du contexte social et technologique dans lequel les individus évoluent. La réalité moderne est marquée par une omniprésence des technologies de surveillance, de manipulation des données (Wylie, 2019) et de contrôle des informations et des comportements (Zuboff, 2019), ce qui crée un environnement où les craintes de manipulation et de domination ne sont pas simplement des produits de l'imagination, mais ont une base réelle.

La question de la frange met en lumière une dynamique troublante : comment différencier les peurs rationnelles fondées sur des menaces réelles des anxiétés pathologiques qui naissent d'une interprétation excessive ou déformée de la réalité ? Cette frontière devient particulièrement ténue dans un monde où les informations, souvent contradictoires et manipulées, abondent. Les individus peuvent percevoir leur environnement comme menaçant non seulement parce qu'ils projettent leurs peurs, mais aussi parce que des éléments de cet environnement sont réellement coercitifs ou manipulateurs. Paranoïa et réalité sont alors les deux faces de la même médaille profitable pour l’économie numérique : il s’agit d’expulser par la projection ce qui a été intériorisé par la force et qui ne peut pas être intégré par le self ou le Moi.

N’oublions pas que la création de groupes de paranoïa, comme en témoigne Christopher Wylie[1] (2019), fait partie du programme de l’industrie des réseaux sociaux. Selon Wylie, Cambridge Analytica utilisait des techniques de microciblage basées sur des données personnelles pour identifier des groupes d'individus susceptibles de réagir fortement à des messages alarmistes ou polarisants. Une fois ces groupes identifiés, la stratégie consistait à bombarder ces individus de contenus conçus pour exacerber leurs craintes et renforcer leur sentiment de menace ou d'injustice. En cultivant un climat de paranoïa, où les utilisateurs croyaient que leurs valeurs, leur sécurité ou leur mode de vie étaient menacés, Cambridge Analytica pouvait inciter ces personnes à s'engager activement, que ce soit en partageant du contenu, en commentant, ou en prenant part à des discussions en ligne. Les mécanismes psychologiques sous-jacents à cette stratégie s'appuient sur le fait que les émotions fortes, telles que la peur et la colère, sont des moteurs puissants de l'engagement. Les contenus polarisants ou paranoïaques déclenchent des réponses émotionnelles intenses qui augmentent la probabilité que les utilisateurs réagissent, partagent ou diffusent ces contenus. Ces interactions amplifient ensuite la portée de ces messages, créant un cycle de rétroaction où les idées paranoïaques se propagent rapidement et prennent de l'ampleur. Ne s’agit-il pas d’une des stratégies courantes des réseaux sociaux ?

Les objets non-self sont donc des produits de l'influence externe, notamment des codes imposés par la société de consommation et les dynamiques économiques avides de profit. Ces objets se constituent comme de faux désirs, besoins et valeurs qui ne sont pas issus des besoins intrinsèques de l’individu, mais plutôt induits par des forces qui génèrent des addictions et des agglomérations (sensorielles et mnésiques) internes. Le cybercapitalisme, caractérisé par l'omniprésence des technologies numériques et une accélération sans précédent du flux d'informations, de contenus et d’objets, impose des exigences cognitives considérables aux individus. Ces exigences exacerbent la création d'objets non-self comme de selfs artificiels, conduisant à une surcharge cognitive qui affecte profondément la santé et la capacité de prise de décision.

Ces objets non-self, étant en conflit avec les besoins et désirs authentiques de l'individu, ils génèrent des pulsions conflictuelles. La pulsion de consommation ou la compulsion d'accumuler, encouragée par les messages de la société de consommation, risque d’entrer en conflit avec les besoins psychiques profonds de l’individu pour l'autonomie, la dignité, la satisfaction émotionnelle et spirituelle, et le bien-être psychologique. La recherche incessante de satisfactions artificielles à travers des objets non-self impose une pression sur le Moi, provoquant une fragmentation et une dilution de l’identité. En étant constamment poussés à rechercher des objets qui ne répondent pas à leurs besoins réels, les individus peuvent se sentir déphasés par rapport à leurs propres désirs et émotions, menant à une crise identitaire.

Les codes qui nous intéressent impliquent l'exposition et l'internalisation permanente de nouveaux codes économiques, culturels et politiques attachés à la propagande et aux pratiques numériques. Ils sont également le résultat de l'invasion visuelle et du colonialisme scopique, qui alimentent abondamment le désir voyeuriste-exhibitionniste et les cortex primaires (ceux qui sont les plus proches des zones réflexes) tout en stimulant les frontières bio-psychiques. Tout cela suggère un parasitisme massif de la fonction psychique contenante, qui risque ainsi d'avoir un effet traumatique en raison d'un excès de stimuli "non-self" intégrés dans des montages pulsionnels erratiques se traduisant par de fausses pulsions, dont les objets ne servent pas l’intégrité du moi. Bion (1962) suggère bien avant le monde digital que dans les cas d'agglomérations sensorielles, les protections subjectives sont remplacées par des barrières confuses entre le conscient et l'inconscient, entre le soi et le non-soi.

Les processus opposés, mentionnés plus haut, sont un concept central dans la compréhension de la dynamique de la dépendance, qu'elle soit liée aux substances, aux objets ou aux comportements. Ce mécanisme est fondamental pour comprendre comment l'usage des réseaux sociaux, par exemple, peut conduire à une forme de dépendance qui n’est pas sans lien avec de nouveaux montages pulsionnels dysfonctionnels centrés sur des agglomérations opposantes.

L'activation de pulsions non-self conflictuelles peut conduire à l'auto-agression du self devenu intolérable, tendu et confus. Lorsque les individus échouent à satisfaire leurs pulsions (artificielles) à travers les objets non-self, ils peuvent ressentir une frustration intense, ce qui peut se manifester par une agressivité tournée contre eux-mêmes. Cela se traduit par une dévalorisation de soi, une autodiscipline excessive, ou des comportements néfastes pour leur bien-être. Par exemple, selon Twenge (2020), après une période de stabilité au début des années 2000, la prévalence des défis de santé mentale chez les adolescents et les jeunes adultes aux États-Unis a commencé à augmenter au début des années 2010. Ce changement s'est manifesté par des augmentations significatives de la dépression, de l'anxiété, de la solitude, de l'automutilation, des idées suicidaires, des tentatives de suicide et des suicides accomplis, les augmentations étant particulièrement prononcées chez les filles et les jeunes femmes – les données épidémiologiques évoquées plus haut illustrent ces phénomènes cliniques. Il y a un consensus croissant selon lequel ces tendances pourraient être liées à l'utilisation croissante de la technologie. Nous avons également mentionné l’exemple de la France où la consommation de psychotropes chez les enfants et les adolescents a augmenté, en 2021, de 2 à 20 fois par rapport à la population adulte – ce qui ne peut que suggérer une confirmation des hypothèses de Twenge (2017, 2020).

Dans l’écosystème numérique actuel, nous sommes obligés de rester concentrés sur l'émergence de nouveaux contenus "non-self" qui garantissent notre intégration sociale et environnementale tout en "garantissant" la réduction du risque d'exclusion. Or l’exclusion représente une menace secondaire, puisque cela nous expose à une maladie mentale qui ne peut que générer, in fine, l’exclusion sociale et économique. Car tout cela entre en conflit avec l’homéostasie psychique et physique. La subjectivité, face à la dictature du futur, du progrès et de l'accumulation infinie, devient rapidement obsolète (obsolescence programmée du soi sur le modèle de l'obsolescence des machines), toujours susceptible d'être marginalisée, dégradée, éliminée, etc. La peur et son corollaire, le stress, sont les principaux vecteurs de ce programme de déshumanisation rentable pour l'industrie.

Dans les maladies auto-immunes, la confusion entre le propre corps, ses mécanismes de défense et les agents pathogènes est au cœur de la perturbation que nous nous efforçons d'investiguer. Normalement, le système immunitaire est chargé de distinguer entre le "soi" et les entités "non-soi", ce qui signifie qu'il reconnaît et tolère les tissus propres du corps tout en attaquant les envahisseurs étrangers tels que les virus et les bactéries. Un mécanisme proposé pour la rupture de la tolérance au soi implique le mimétisme moléculaire, où les antigènes étrangers des agents pathogènes ressemblent à des auto-antigènes présents dans le corps (Wucherpfennig, 2001). Un antigène est une molécule ou une substance capable de déclencher une réponse immunitaire dans le corps. Les antigènes peuvent être des substances étrangères, telles que des bactéries, des virus ou d'autres agents pathogènes, ou ils peuvent être des auto-antigènes, qui sont des molécules produites par les propres cellules du corps. Lorsque le système immunitaire monte une réponse contre un agent pathogène envahisseur, il peut involontairement cibler des auto-antigènes similaires, conduisant à une réaction auto-immune. Et en ce qui concerne le mimétisme et les mèmes dans le cybercapitalisme ? Le mimétisme et les mèmes peuvent-ils conduire à la destruction du Soi ?

Dans le domaine du capitalisme, le mimétisme joue un rôle significatif dans la formation des comportements des consommateurs, des tendances du marché et des normes sociétales. Les économies capitalistes reposent sur la publicité, le branding et la culture de la consommation pour promouvoir des produits et des modes de vie, conduisant souvent à l'émulation de certains comportements ou schémas de consommation perçus comme désirables ou aspirants. Les individus imitent automatiquement les habitudes de consommation des autres, poussés par le désir de statut social, de validation ou d'appartenance au sein des sociétés de consommation. Les mèmes au sein des systèmes capitalistes (Shifman, 2013) englobent non seulement des symboles ou des tendances culturelles, mais aussi des constructions idéologiques et des récits qui perpétuent et légitiment les principes capitalistes. Des idées telles que la recherche du succès individuel, la glorification de l'entrepreneuriat ou la valorisation de la consommation peuvent être considérées comme des mèmes qui se propagent au sein des sociétés occidentales, façonnant les attitudes collectives, les valeurs et les comportements.

Ces mécanismes principalement inconscients, parmi de nombreux autres auxquels l'individu bio-psycho-social est exposé, pourraient contribuer à la confusion entre le self et l'environnement, entre le comportement naturel et induit, entre les représentations personnelles et artificielles/distordues, ainsi qu'entre les propres antigènes et les antigènes des agents pathogènes. Par conséquent, ils peuvent conduire à un conflit psychodynamique contre soi-même et sa propre biologie. Nous pouvons proposer l'interprétation et l'hypothèse que le capitalisme, avec sa compréhension scientifique profonde de la psychologie et de la physiologie humaines, manipule nos désirs et besoins pour les falsifier, engendrant ainsi la confusion entre le soi et le non-soi tant que le soi est parasité par des codes supposés être naturels. La naturalisation de ces codes est créée par l'éducation, les normes, les politiques et la pression sociale.

Technology—or applied science—has confronted mankind with problems of profound gravity. The very survival of mankind depends on a satisfactory solution of these problems. It is a matter of creating the kind of social institutions and traditions without which the new tools must inevitably bring disaster of the worst kind (Einstein, 2011/1950, pp. 13-14).

Une façon dont le capitalisme parvient à la naturalisation des codes économiques est par la marchandisation des biens et services. En transformant des aspects essentiels de la vie, tels que la nourriture, le logement et les soins de santé, en marchandises pouvant être achetées et vendues, le capitalisme crée une dépendance à la consommation pour satisfaire les besoins de base. Prenons l'exemple de la nourriture. Le lien entre la nourriture, le stress et le système immunitaire est complexe, bidirectionnel et multifacette. Une alimentation appropriée joue un rôle crucial dans le maintien d'un système immunitaire sain. Il existe une voie de communication bidirectionnelle entre l'intestin, le cerveau et le système immunitaire connue sous le nom d'axe intestin-cerveau-immunité (Yan, 2018). Le microbiote intestinal, composé de milliards de microorganismes, joue un rôle vital dans la régulation immunitaire. Le stress peut perturber l'équilibre du microbiote intestinal, entraînant une inflammation et un dysfonctionnement immunitaire. Certains schémas alimentaires, tels qu'une consommation élevée d'aliments transformés, de collations sucrées et de caféine, peuvent aggraver le stress et contribuer à l'inflammation dans le corps. Ainsi, la dépendance alimentaire et l'addiction (Levin Pelchat, 2009) peuvent découler de divers facteurs psychologiques, physiologiques et sociaux interreliés au besoin primaire de nourriture : les voies de récompense, la régulation émotionnelle, la formation des habitudes, les influences sociales et culturelles, la publicité, le marketing, les facteurs biologiques.

Les fonctions neuro-immunitaires sont influencées par le microbiote humain, en particulier les communications multidirectionnelles dans l'axe microbiote-intestin-cerveau (MGB), plutôt que par un ou deux neurotransmetteurs ou cytokines. Le microbiote humain est un écosystème qui joue un rôle clé dans la perception viscérale, la neutralisation des médicaments et des carcinogènes, ainsi que dans l'inflammation systémique. Les interactions dynamiques et les équilibres dans l'axe MGB sont essentiels pour la prévention et le traitement de diverses maladies inflammatoires, de la dépression au diabète (Yan, 2018, p. 4).

Cette dépendance paradigmatique du système qui nous intéresse peut conduire à un estompement des frontières entre le self et le non-self, car les individus peuvent finir par se définir par leurs possessions ou leurs habitudes de consommation : Nous sommes ce que nous mangeons. Les êtres humains peuvent être largement définis par leurs expériences sensorielles et leurs interactions avec le monde matériel, y compris la nourriture qu'ils consomment.

La quête incessante du profit par le capitalisme conduit souvent à l'exploitation du travail humain et des ressources naturelles. Les travailleurs peuvent être aliénés de leur travail, se sentant déconnectés des produits qu'ils produisent et de la valeur qu'ils créent (Marx, 1867). Ils sont ainsi, selon Marx, réduit au triangle : accumulation, fétichisme de la marchandise, aliénation. Cette dernière peut contribuer à un sentiment de déconnexion du soi et du monde environnant, les individus devenant de simples rouages dans la machine capitaliste, dépourvus d'agence et de dessein au-delà de servir les intérêts du capital. L'influence omniprésente du capitalisme, comme suggéré précédemment, dépasse le domaine économique et infiltre divers aspects de la société, y compris la culture, les médias et la politique. À travers la publicité, la propagande et la culture de la consommation, le capitalisme façonne nos désirs, nos aspirations, nos identités et nos corps. Einstein (2011/1950) l’avait compris : The economic anarchy of capitalist society as it exists today is, in my opinion, the real source of the evil (p. 6).

Cette transformation bio-psycho-sociale brouille ainsi les frontières entre le self et le non-self, car les individus intègrent (inconsciemment, depuis le plus jeune âge) les valeurs et les normes capitalistes sans vraiment pouvoir remettre en question leur validité ou leurs conséquences. Vu sous cet angle, la confusion que nous abordons pourrait potentiellement affecter les antigènes biologiques et les défenses psychologiques au sein de l'interaction complexe examinée par la PNI. Ce domaine scientifique, comme mentionné précédemment, illustre comment de multiples facteurs psychologiques peuvent influencer notre biologie, y compris la réponse au stress, la fonction immunitaire, l'expression génique, la structure et la fonction cérébrale, les comportements de santé, les relations sociales, les effets placebo et nocebo, et bien plus encore.

Il est à noter que dans les sociétés capitalistes, la création de confort cumulatif exposé simultanément à l'obsolescence est souvent associée à une injection de peur concernant la perte potentielle de ce confort, motivée par des raisons de consommation, de productivité et de profit. Une fois de plus, ce sont des objets non-self qui doivent être continuellement intégrés et contre lesquels nous devons nous défendre. Ce contexte engendre à la fois une anxiété artificielle et authentique liée à la zone de confort et à sa possible perte. Une telle zone paradoxale peut induire des réponses physiologiques, représentant la réaction naturelle du corps au stress et aux menaces perçues. Les individus confrontés à l'anxiété de la zone de confort peuvent recourir à des pensées négatives, à la catastrophisation ou à des schémas de pensée irrationnels. Ils peuvent se fixer sur des scénarios catastrophiques potentiels ou douter de leur capacité à relever les nouveaux défis dictés par les normes sociales de consommation. Les situations hors de la zone de confort qui provoquent de l'anxiété peuvent déclencher des sentiments de peur, d'appréhension, d'insécurité ou d'inadéquation.

 

Pour aggraver l'anxiété artificielle résultant de la disparité entre les exigences environnementales et les capacités personnelles, les individus sont bombardés de messages assimilant le bonheur à la consommation et à l'accumulation de richesses. La diffusion de récits systématiques sur l'insécurité économique peut encore aggraver l'anxiété liée à la zone de confort, incitant les individus à privilégier la stabilité financière et la sécurité plutôt que la croissance personnelle ou l'exploration. La crainte du chômage ou du sous-emploi peut dissuader les individus de prendre des risques ou de saisir de nouvelles opportunités en dehors de leur situation d'emploi actuelle. Cela enferme les individus dans un cycle vicieux de peur et d'aliénation, conduisant finalement à une anxiété concernant la survie et à une érosion de l'identité personnelle à long terme. Est-ce la raison pour laquelle le nombre de cas de maladies auto-immunes augmente après 50 ans ?

L'exposition constante aux médias sociaux, aux actualités et au contenu en ligne contribue à un sentiment de surcharge d'informations (charge allostatique) et aggrave l'anxiété, conduisant à une paralysie décisionnelle, et au refoulement de la vérité, des représentations et des émotions qui y sont associées. Dans une tentative de faire face à cette inondation d'informations et de stress, les individus peuvent se replier sur des routines familières et des zones de confort, évitant l'incertitude des nouvelles expériences et des alternatives. Cependant, on pourrait soutenir que cela joue en faveur de l'agenda principal du capitalisme : en maintenant un équilibre délicat entre confort et anxiété, il décourage les choix qui ne sont pas rentables pour l'économie ainsi que le développement de l’esprit critique.

Il est clair que la recherche du bien-être produit des résultats positifs tels que le bonheur, l'épanouissement et la satisfaction. Cependant, cela introduit également des facteurs de stress, des pressions et des anxiétés, particulièrement lorsque les individus se sentent submergés par les attentes d'accumulation ou perçoivent des obstacles entravant leur état désiré de bien-être, dicté par l'industrie de l'aliénation. Par conséquent, les individus s'inquiètent de ne pas répondre aux normes ou aux attentes sociétales, ce qui génère des sentiments d'inadéquation et de doute de soi, perpétuant une lutte continue contre un soi constamment confronté à l'obsolescence face au rythme implacable du développement du capitalisme. La comparaison sociale, notamment via les plateformes de médias sociaux, aggrave l'anxiété liée au bien-être. Une exposition persistante à des représentations soigneusement sélectionnées de vies apparemment parfaites peut engendrer des sentiments d'inadéquation, de jalousie ou de peur de manquer (FOMO), alimentant davantage l'anxiété concernant son propre bien-être, tout en renforçant la confusion entre le soi et le non-soi.

 

[1] Christopher Wylie est un data scientist et ancien employé de Cambridge Analytica, une société de conseil politique qui a été impliquée dans un scandale majeur en 2018 concernant l'utilisation non autorisée de données personnelles à des fins politiques. Wylie est devenu célèbre en tant que lanceur d'alerte lorsqu'il a révélé comment Cambridge Analytica avait exploité les données de millions d'utilisateurs de Facebook pour influencer des campagnes politiques, notamment lors de l'élection présidentielle américaine de 2016 et le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni.

PERSPECTIVES

Nous croyons que l'entrelacement psychoneuroimmunologique offre une vision holistique (bien que très complexe) des effets secondaires des sociétés contemporaines guidées par l'idéologie du progrès et du bien-être. La PNI invite les cliniciens à promouvoir des lignes directrices tenant compte de la gestion du stress, du soutien social, de l'activité physique, d'une alimentation équilibrée (conseils nutritionnels), de la régulation du système nerveux autonome, de l'hygiène numérique, de l'hygiène du sommeil, de la psychoéducation, des interventions pharmacologiques (si nécessaire), de l'activation comportementale, du suivi des progrès dans le temps, etc. Bien que l'approche psychodynamique ne soit pas le principal objectif de la recherche en PNI, ses principes et techniques peuvent compléter et enrichir le traitement des troubles liés au stress en fournissant une compréhension plus approfondie des facteurs psychologiques (et des pulsions conflictuelles qui s’y attachent, que nous avons évoquées) influençant la fonction immunitaire et la résilience au stress. 

La PNI peut informer les thérapeutes psychodynamiques sur une dynamique interne complexe qui ne peut être réduite à des mécanismes psychologiques seuls, car ils sont eux-mêmes influencés par des facteurs de stress environnementaux, biologiques, sociaux et économiques, ainsi que par la génétique et l'épigénétique. Nous soutenons l'idée que la perspective critique visant à identifier les représentations inconscientes à l'origine du profil systémique de la PNI de chaque individu pourrait être au cœur de l'approche psychodynamique, impliquant simultanément l'identification des causes précoces, des relations interpersonnelles, des mécanismes de défense et des schémas pulsionnels (représentations et affects liés aux parents et aux proches, mais également à l'environnement économique qui façonne la vie pulsionnelle) qui se répètent dans les relations d'objet. Nous devons compléter ce qui précède par des interrogations philosophiques qui scrutent à la fois les valeurs individuelles (telles que l'individualisme, l'autonomie, le libre arbitre, la solidarité, l'altruisme, l'humilité, la modestie, etc.) et celles pertinentes pour la société. Cette addition est fondée sur le principe selon lequel la philosophie constitue l'une des pierres angulaires de l'existence humaine et de la civilisation. La mentalisation (Debbané, 2018) offerte par cette approche multidisciplinaire peut améliorer la conscience, la flexibilité, l'adaptabilité, la régulation des émotions, les relations interpersonnelles, l'intégration du corps et de l'esprit et, en fin de compte, le bien-être.

La clinique médicale, psychiatrique et psychologique est quotidiennement confrontée à des patients qui expriment, à travers diverses pathologies et symptômes, la guerre contre soi générée par le capitalisme et, plus récemment, par le cybercapitalisme. Malheureusement, comme suggéré précédemment, les outils et les approches cliniques reflètent également l'idéologie dominante de la consommation et de la production, et les professionnels de la santé eux-mêmes peuvent être engloutis dans cette dynamique tout en luttant pour appliquer une perspective critique. 

Décrire l'Occident comme une maladie auto-immune est, de notre point de vue, une métaphore soulignant les tendances autodestructrices perçues et les conflits internes au sein des cultures occidentales. La métaphore suggère que certains aspects de la civilisation occidentale (et de ses individus), tels que le consumérisme, l'individualisme et le capitalisme incontrôlé, ont conduit à des dysfonctionnements et des divisions sociaux et individuels semblables à ceux observés dans les maladies auto-immunes, où le système immunitaire attaque son propre corps. 

Si notre hypothèse est correcte (et nous traitons, entre autres, de codes inconscients), nous devons, d'un point de vue clinique et théorique, lutter contre les refoulements que cela peut engendrer au niveau individuel, institutionnel et sociétal. L'un des dilemmes présentés par ce point de vue consiste à élaborer des stratégies pour démanteler ces résistances.

La perspective de Fromm (2010), soulignée précédemment, nous invite à considérer la psychopathologie non seulement comme une affliction individuelle, mais comme un symptôme d'un malaise sociétal plus large. La PNI, tout comme la psychologie culturelle, la sociologie cognitive, l'économie comportementale, la neuroscience du consommateur et les données épidémiologiques, nous fournit des preuves en faveur de cette interdépendance continue. Plutôt que de considérer les problèmes de santé mentale uniquement à travers le prisme de l'inadéquation personnelle ou de la dysfonction, Fromm et la PNI, pour ne citer que quelques exemples, nous encouragent à examiner le contexte socio-culturel, politique et médical dans lequel la psychopathologie survient. Ce faisant, cela souligne l'interconnexion entre le bien-être individuel et la santé de la société, en mettant en avant la nécessité d'interventions systémiques et de réformes sociales pour aborder les causes profondes de la détresse psychologique.

Les interventions cliniques informées par la PNI peuvent être multifacettes, comme suggéré précédemment, englobant des approches qui ciblent à la fois les aspects psychologiques et physiologiques du stress. En intégrant ces lignes directrices dans la pratique clinique, les professionnels de la santé peuvent offrir des interventions complètes et fondées sur des preuves pour soutenir les individus dans la gestion du stress, renforcer la résilience immunitaire et améliorer le bien-être global dans les sociétés occidentales et au-delà.

Enfin, ce travail présente une série de failles méthodologiques à prendre en considération dans la poursuite de la recherche dans le domaine de l’inconscient économique dans lequel l’auteur s’inscrit. Cette exploration n'est pas fondée sur une étude rigoureuse et exhaustive de la littérature scientifique et repose davantage sur des tendances majeures observées dans certains domaines spécifiques et sur l'expérience clinique et philosophique de l'auteur plutôt que sur une approche méthodique de la recherche. Cette étude adopte une approche qualitative et philosophique, ce qui limite l'application de méthodes quantitatives ou empiriques pour valider les hypothèses proposées. 

Notons que la complexité et la pluralité des facteurs impliqués dans l'analyse du paysage clinico-économique occidental rendent extrêmement difficile l'élaboration d'études quantitatives robustes qui confirment pleinement les hypothèses avancées. En effet, la nature multidimensionnelle des interactions entre les mécanismes psychologiques, biologiques, immunitaires et socio-économiques rend une approche quantitative insuffisante pour saisir la profondeur des dynamiques étudiées. Une telle approche, bien que précieuse pour mesurer certains aspects, risque de réduire la richesse des phénomènes observés à des variables trop simplifiées. Malgré cela, nous disposons, comme nous l’avons vu, de nombreuses études qui confirment l’évolution clinique de la société contemporaine occidentale.

De plus, dans des domaines comme la psychoneuroimmunologie ou l'impact de l'environnement numérique sur la santé mentale et immunitaire, les interactions complexes entre les individus et leur contexte (culturel, social, économique, technologique) sont souvent difficiles à modéliser de manière adéquate à travers des méthodes quantitatives seules. Une approche qualitative, qui permet d’explorer les dimensions symboliques, subjectives et relationnelles, est donc plus adaptée dans ce type de cadre. Elle permet une réflexion plus nuancée, bien que peu généralisable en termes statistiques.

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