LA STRUCTURE PSYCHOLOGIQUE DU FASCISME À L'ÈRE DE l'IA
L. Poenaru
Le totalitarisme, comme l'ont montré à la fois Hitler et Staline, frappe sans distinction et en même temps ceux qui sont ses ennemis présumés et ses amis présumés (Arendt, Les origines du totalitarisme, 1951). Le mal radical surgit là où l’on ne trouve pas la profondeur humaine, ni un motif, ni une conviction forte, ni même de la méchanceté (Arendt, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, 1963).
Dans son essai "La structure psychologique du fascisme", Georges Bataille (1933) propose une analyse du fascisme articulée autour des concepts d'homogénéité et d'hétérogénéité. L'homogène, dans sa vision, représente l'ordre social structuré, rationnel et fonctionnel. C'est la sphère de la société où règnent les règles, les normes et les institutions. Cette dimension de l'homogénéité est caractérisée par la standardisation, la conformité et la continuité. Les éléments de la société homogène sont interchangeables et soumis à des principes utilitaires. Dans ce cadre, les individus sont souvent réduits à leur valeur économique et fonctionnelle, contribuant à la stabilité et à la prévisibilité du corps social.
À l'opposé, l'hétérogène se réfère à ce qui échappe à l'ordre rationnel et utilitaire. Cette catégorie englobe tout ce qui est irrationnel, déviant, sacré, et émotionnellement chargé. L'hétérogène est associé aux passions, à la violence, à l'irrationnel et à l'excès. Ce n'est que l'autre face de la médaille! Pour Bataille, l'hétérogène est ce qui est rejeté ou sublimé par l'ordre homogène, mais qui continue d'exister en marge de la société ordonnée, exerçant une fascination et une menace simultanées. Cela rappelle la notion de "refoulement" en psychanalyse et donc la part cachée, obscure, inacceptable socialement ou invisible de la personnalité (qui interroge le normal et le pathologique).
Le fascisme, c’est l’oubli. Et il faut toujours se rappeler cela. Marguerite Duras.
L'approche de Bataille et celle de la psychanalyse, bien que divergentes dans leur origine et leur développement, convergent dans leur reconnaissance de l'existence et de l'importance de ce qui est marginalisé ou exclu par les normes sociales. Tant l'hétérogène de Bataille que le refoulé de Freud mettent en lumière les dynamiques de pouvoir au sein de la psyché et de la société. Ces éléments sont régulés par des structures de pouvoir qui cherchent à maintenir l'ordre, mais leur existence même conteste et déstabilise cet ordre. L'hétérogène et le refoulé représentent des potentiels de subversion car ils incarnent des alternatives à l'ordre établi. Dans la psychanalyse, l'analyse et l'intégration du refoulé peuvent mener à une transformation personnelle significative. De même, pour Bataille, l'engagement avec l'hétérogène peut conduire à des expériences de limite qui remettent en question les structures sociales et personnelles.
Bataille analyse le fascisme comme une réponse à la tension entre ces deux dimensions: il voit dans le fascisme une tentative perverse d'intégrer l'hétérogène dans le cadre de l'homogène; il s'agit d'une entreprise paradoxale visant à utiliser les forces irrationnelles et émotionnelles (l'hétérogène) pour renforcer l'ordre rationnel et fonctionnel (l'homogène). Les régimes fascistes exploitent et condensent les éléments hétérogènes pour mobiliser les masses tout en utilisant les symboles, les rituels, et les mythes pour stimuler des sentiments de ferveur collective, de sacrifice, et d'identité nationale. Les leaders fascistes se posent souvent en figures quasi-sacrées, catalysant magiquement les énergies hétérogènes au service de l'État.
Le fascisme est la réaction violente de l'homogène contre l'hétérogène, la tentative désespérée d'un ordre social pour supprimer la diversité qui menace de le dissoudre. (...) La violence fasciste n'est pas seulement un moyen de répression, elle est l'expression même d'une volonté de purification, une volonté de réduire la société à une uniformité rigide (G. Bataille).
Cooptation des forces hétérogènes
La stratégie de cooptation des forces hétérogènes autour d'un programme politique homogénéisant permet aux régimes fascistes de consolider leur pouvoir et de promouvoir leur vision d'une société unifiée. Le fascisme exalte les valeurs nationalistes, récupérant l'histoire, les mythes fondateurs, les symboles nationaux et les traditions culturelles pour renforcer le sentiment d'appartenance à une nation unifiée. L'accent mis sur la grandeur passée et la renaissance d'une "pureté" nationale a servi et sert encore à justifier l'exclusion des éléments perçus comme étrangers ou dégénératifs. Bien que certains régimes fascistes aient adopté une position anticléricale, beaucoup ont cherché à s'allier avec des institutions religieuses pour légitimer leur pouvoir et promouvoir une morale homogénéisante. En Italie, le Concordat de 1929 entre Mussolini et le Vatican a permis de concilier l'État fasciste avec l'Église catholique.
En plus des forces culturelles et traditionnelles, les régimes fascistes bénéficient du soutien de grandes entreprises et des élites économiques, qui voient dans le programme fasciste une protection contre le communisme et les mouvements ouvriers. En retour, ces régimes favorisent une économie dirigée et corporatiste, intégrant les intérêts des industriels tout en supprimant les syndicats indépendants et en contrôlant les travailleurs. La promotion du modèle économique corporatiste sous la supervision de l'État vise à harmoniser les conflits de classe et à promouvoir une unité nationale économique qui promet le progrès.
Toujours à propos de cooptation des forces hétérogènes, le fascisme a su et sait capter le mécontentement des classes moyennes et de la petite bourgeoisie, particulièrement touchées par les crises économiques, la peur du déclassement et de l'exclusion sociale. Ces groupes voient dans le fascisme une force capable de restaurer l'ordre, de protéger les valeurs traditionnelles et de maintenir une hiérarchie sociale favorable à leurs intérêts. De plus, les mouvements fascistes accordent une grande importance à l'endoctrinement de la jeunesse, à travers des organisations paramilitaires et des mouvements de jeunesse (comme les Balillas en Italie ou les Jeunesses hitlériennes en Allemagne). La jeunesse est perçue comme un vecteur clé pour la création d'une société homogène, capable de porter les valeurs fascistes sur le long terme.
D'autres forces plus ou moins obscures sont convoquées par ces régimes qui cherchent à s'allier avec les forces armées ou à militariser la société, recrutant la part de la population en quête de voies d'expression de la violence fondamentale par le combat et le contrôle militaire. Le militarisme était une composante centrale de l'idéologie fasciste, valorisant la guerre, le sacrifice et l'obéissance comme des vertus suprêmes. L'utilisation de milices et d'organisations paramilitaires pour intimider les opposants, maintenir l'ordre public et promouvoir une idéologie de force et de discipline fait partie de ce large programme. Ces groupes, comme les Chemises noires en Italie ou les SA en Allemagne, ont joué un rôle clé dans la consolidation du pouvoir fasciste.
Nous voyons, dans ce qui précède, que le fascisme récupère et condense les forces hétérogènes par la promesse d'un avenir meilleur; cette promesse est construite sur des bases idéologiques spécifiques et des narratifs populistes qui exploitent les peurs, les frustrations et les aspirations des populations hétérogènes. L'on promet alors une renaissance nationale, une restauration de la grandeur perdue, ou la création d'une nouvelle société fondée sur des valeurs perçues comme authentiquement nationales. En évoquant une période historique idéalisée, les régimes fascistes aspirent à rétablir une grandeur perdue. Mussolini évoquait la Rome antique, tandis qu'Hitler se référait à l'époque impériale et à un passé mythifié aryen. A cela s'ajoute une vision dynamique de l'avenir, en contraste avec l'inaction ou la décadence perçue des régimes précédents. Ils promettent donc le progrès, la modernisation et un renouveau moral et spirituel tout en exploitant les peurs de l'insécurité économique, du déclin culturel, et de l'instabilité politique. Les boucs émissaires (minorités ethniques, étrangers, communistes) sont désignés comme responsables des problèmes sociaux et économiques, et leur élimination est présentée comme une condition nécessaire pour l'avènement d'un avenir meilleur.
Ces régimes cherchent donc à rationaliser et à canaliser les forces irrationnelles dans un projet politique totalisant. Ils tentent de subjuguer l'hétérogène sous une forme d'homogénéité coercitive, où la diversité et la différence sont soit éliminées, soit assimilées de manière violente, soit enrôlées (grâce au refoulement) dans la guerre contre la différence. Bataille met ainsi en évidence la dimension sacrée de la violence fasciste. La violence n'est pas simplement un moyen pour le fascisme, mais une fin en soi, une manifestation de l'énergie hétérogène qui est célébrée et ritualisée au nom du bien de la nation. Cette sacralisation de la violence sert, paradoxalement, à la fois à cimenter l'ordre social et à évacuer les tensions internes à la société homogène.
Le fascisme, du point de vue de Bataille, mobilise les masses en utilisant des symboles, des rituels et une propagande émotionnelle pour créer un sentiment d'appartenance et d'obéissance aveugle au sein du chaos envahissant réel ou créé artificiellement. Le rôle du leader charismatique est primordial, ce dernier centralisant le pouvoir et imposant les valeurs homogènes. Bataille, en abordant la dichotomie entre le sacré et le profane, démontre comment le fascisme sacralise certaines valeurs et idéologies tout en en profanant d'autres pour justifier sa domination. L'économie psychologique du fascisme, qui répond à des besoins profonds de sécurité, d'appartenance et d'identité, vise un retour à un ordre idéalisé en période de crise.
Chaos
Le chaos (artificiel ou réel, induit par la pandémie digitale et la désinformation contemporaines) joue un rôle central dans la montée du fascisme en créant une situation de crise que le fascisme exploite pour instaurer un ordre autoritaire. Le chaos, qu'il soit économique, social, ou politique, engendre une situation de désordre et d'incertitude. Les sociétés traversant des crises majeures voient leurs structures traditionnelles et leurs normes remises en question, ce qui crée une profonde anxiété collective au sein des populations. Les individus cherchent des solutions pour retrouver un sentiment de sécurité et de stabilité et deviennent, dans ce contexte, plus réceptifs aux idéologies et aux mouvements promettant de restaurer la stabilité par la radicalité (parfois nécessaire face au chaos).
Le fascisme capitalise sur ce besoin d'ordre en se présentant comme la force capable de ramener la sécurité et la cohésion, tout en promettant un retour à une société homogène et ordonnée, souvent idéalisée. Pour instaurer cet ordre, le fascisme recourt à la violence et à la répression contre ceux qu'il perçoit (ou qu'il désigne) comme responsables du chaos, qu'il s'agisse de minorités, d'opposants politiques, ou de groupes marginaux.
Le fascisme peut non seulement exploiter le chaos existant mais aussi contribuer activement à sa création pour justifier des mesures autoritaires et consolider son pouvoir. En se posant comme les garants de l'ordre et de la sécurité, les régimes fascistes rassemblent les forces disponibles pour promouvoir une homogénéité nationale. Cependant, cette homogénéisation se fait souvent au prix de la répression, de l'exclusion et de la destruction des structures démocratiques et pluralistes, engendrant un cycle de violence et de contrôle autoritaire. La promesse d'un ordre nouveau et stable masque souvent les réalités brutales et oppressives des régimes fascistes, qui utilisent le chaos comme outil de domination et de manipulation.
Algorithmes fascistes et fascisants
Notons que les réseaux sociaux du cybercapitalisme ont la capacité d'amplifier les opinions extrêmes en raison de leurs algorithmes qui privilégient les contenus générant de fortes réactions émotionnelles. Cette amplification crée des échos de groupes, radicalisant les individus et renforçant les idéologies autoritaires. Les plateformes de réseaux sociaux sont souvent utilisées pour diffuser de la propagande et de la désinformation à grande échelle. Les mouvements fascistes exploitent ces outils pour répandre leurs idées, mobiliser des partisans et déstabiliser les institutions démocratiques.
Aussi, les crises économiques, sociales et politiques sont exacerbées par le cybercapitalisme, qui accentue les inégalités et les sentiments d'insécurité tout en créant un terreau fertile pour les mouvements fascistes, qui promettent de restaurer l'ordre et la stabilité face au chaos perçu. Le cybercapitalisme favorise également la surveillance de masse et le contrôle des individus, des outils que les régimes fascistes utilisent pour renforcer leur pouvoir. Les technologies de surveillance et de manipulation des données sont utilisées pour réprimer l'opposition et imposer une conformité idéologique.
N'oublions pas qu'Hannah Arendt (1951), dans Les origines du totalitarisme, montre comment les régimes totalitaires exploitent l'isolement et l'atomisation des individus. Les réseaux sociaux, bien que connectant les gens numériquement, peuvent, paradoxalement, accroître cet isolement en remplaçant les interactions réelles par des interactions virtuelles. Le sentiment de solitude et de désorientation créé par cette atomisation rend les individus plus susceptibles de se tourner vers des idéologies autoritaires promettant une communauté et un but qui sont de plus en plus défaillants dans le cybercapitalisme. Arendt souligne en outre l'importance de la propagande dans les régimes totalitaires, où la vérité est manipulée et la réalité est constamment réécrite. Les réseaux sociaux facilitent la diffusion rapide de la désinformation et des "fake news", sapant la notion de vérité objective et rendant la population plus vulnérable à la propagande autoritaire.
Dans son analyse de la banalité du mal, Arendt montre comment des individus ordinaires peuvent commettre des actes monstrueux en suivant des ordres et en acceptant des idéologies extrêmes. Les réseaux sociaux banalisent des discours haineux et des idéologies autoritaires en les normalisant à travers leur répétition et leur diffusion massive, créant un climat où ces idées deviennent acceptables. Arendt s'intéresse aussi à la crise de la modernité, caractérisée par une perte de repères et de capacité de jugement, rendant les individus plus susceptibles de suivre des leaders charismatiques et des mouvements autoritaires qui promettent le retour à l'ordre et à l'homogénétité. Le cybercapitalisme et la culture des réseaux sociaux exacerbent cette crise en fragmentant l'information et en réduisant la profondeur de la réflexion critique, favorisant de cette manière des réponses simplistes et autoritaires aux problèmes complexes. Enfin, Arendt distingue entre le pouvoir, qui naît de l'action collective et du consentement, et la violence, qui est une force coercitive. Les régimes autoritaires substituent la violence au pouvoir véritable. Les technologies numériques peuvent être utilisées à la fois pour mobiliser le pouvoir collectif (par exemple, les mouvements de protestation) et pour exercer la violence et la coercition (par exemple, la surveillance de masse et la répression en ligne).
Les algorithmes des réseaux sociaux tendent à montrer aux utilisateurs des contenus qui renforcent leurs croyances préexistantes, ce qui entraîne une polarisation accrue. En se retrouvant constamment confrontés à des opinions qui confirment leurs propres vues (voire qui les exacerbent afin de favoriser l'engagement en ligne et des émotions intenses profitables pour le cybercapitalisme), les utilisateurs deviennent plus extrêmes dans leurs convictions tout en restant enfermés dans des bulles de filtres. Les bulles de filtres sur les réseaux sociaux sont des systèmes qui personnalisent et adaptent les contenus affichés à chaque utilisateur en fonction de ses interactions précédentes, de ses préférences et de son comportement en ligne. Cette logique est particulièrement problématique car elle mène à la radicalisation et à des clivages sociaux profonds, réduisant ainsi la tolérance et augmentant les conflits sociétaux.
Au-delà des contenus explicitement polarisants ou violents, nous pouvons postuler l'existence, dans la dynamique des réseaux sociaux, d'un autoritarisme plus subtile se manifestant par la transmission et la propagation de normes, valeurs, et comportements spécifiques relatifs à la société de consommation et aux intérêts économiques. La collecte massive de données et l'absence de protections robustes de la vie privée créent un environnement où la surveillance est omniprésente, ce qui est une caractéristique des régimes autoritaires. En outre, les algorithmes de recommandation et de personnalisation influencent les comportements des utilisateurs de manière subtile mais persuasive. Cette manipulation peut rappeler les techniques de contrôle social utilisées par les régimes autoritaires. Les modèles économiques des réseaux sociaux reposent sur la monétisation de l'engagement en ligne; ils utilisent tous les moyens pour la maximisation de l'engagement des utilisateurs, souvent en favorisant les contenus qui sont les plus profitables pour une économie du gain immédiat. Le contrôle de l'information et des données par un petit nombre de grandes entreprises technologiques centralise le pouvoir de manière similaire à des structures autoritaires.
L'intelligence artificielle (IA), comme nous le voyons, joue un rôle complexe et souvent ambigu dans les dynamiques sociales qui peuvent potentiellement encourager ou amplifier des tendances autoritaires comme le fascisme. Son influence s'exerce principalement à travers le traitement et l'analyse des données à grande échelle, la personnalisation des contenus et la modulation des interactions sociales sur les plateformes numériques. Les systèmes d'IA ne sont pas neutres; ils reflètent les biais des données sur lesquelles ils sont entraînés. Si ces systèmes sont utilisés pour des décisions politiques ou judiciaires, ils peuvent perpétuer et amplifier des injustices existantes, ce qui peut contribuer à un climat de méfiance et de frustration. Cela peut, à son tour, favoriser l'émergence de réponses politiques extrêmes, y compris le fascisme. En personnalisant ce que les gens voient en ligne, l'IA altère la perception collective de la réalité. Cette "réalité personnalisée" peut être manipulée pour favoriser certaines idéologies ou narratives politiques, créant ainsi un environnement où les faits objectifs sont moins influents que les opinions et les émotions, ce qui est souvent exploité par les mouvements fascistes pour renforcer leur contrôle et la prise de pouvoir.
Arendt discute, au sein de son ouvrage Les origines du totalitarisme, de la façon dont le fascisme émerge souvent dans des contextes où les structures traditionnelles de classes sociales et les groupes politiques se sont effondrés, créant un vide que le fascisme vient remplir. Elle met en évidence l'importance des mouvements de masse et de la manipulation de ces masses comme un élément central des régimes fascistes et totalitaires; ces mouvements sont souvent animés par des sentiments d'aliénation et d'insécurité, et exploitent des idéologies extrêmes pour unifier et mobiliser les gens. Le fascisme utilise la propagande pour créer un ennemi commun (réel ou imaginé), unifiant ainsi les masses autour d'une cause commune tout en détournant l'attention des problèmes internes. Arendt explore également la manière dont le fascisme forge une identité collective basée sur la nationalité, la race, ou d'autres marqueurs, souvent au détriment des droits et des libertés individuels. L'auteure utilise ainsi son analyse du fascisme pour élargir sa critique aux formes plus extrêmes de totalitarisme, en montrant comment ces régimes utilisent des méthodes similaires pour écraser l'individualité et exercer un contrôle absolu sur la société.
Le fascisme est prêt à utiliser et à abuser des structures démocratiques pour les fins de la conquête du pouvoir; une fois le pouvoir en main, il transforme toutes les structures précédemment existantes selon un modèle de non-responsabilité totale, mettant ainsi fin à toute vie politique traditionnelle (Arendt, Les origines du totalitarisme).
Pour revenir à Bataille, notons qu'il intègre des éléments de psychologie, de sociologie, de philosophie et de théorie politique tout en offrant une critique du fascisme qui dépasse la simple analyse politique pour toucher aux dynamiques profondes de la psyché humaine et des structures sociales. L'auteur emprunte à la psychologie des foules (Gustave Le Bon, 1895; Sigmund Freud, 1921) pour expliquer comment les régimes fascistes manipulent les affects collectifs. La fusion émotionnelle des masses dans les rituels fascistes est un exemple de l'exploitation de l'hétérogène.
Sociologie de la déviance
La distinction entre homogène et hétérogène peut être liée à la sociologie de la déviance, où l'hétérogène représente ce qui est marginalisé ou criminalisé par l'ordre dominant. Le fascisme réintègre cette déviance dans un projet de purification et d'unification nationale. Son analyse est également ancrée dans une philosophie du sacré, où le fascisme est vu comme une tentative de créer une nouvelle religion politique, sacralisant l'État et ses représentants.
L'hétérogène, dans le contexte de la sociologie de la déviance, renvoie plus précisément à des actes comme le vol, l'usage de drogues, ou la violence, mais aussi des comportements moins conventionnels qui sont codifiés comme illégaux en raison de normes sociales dominantes. Les personnes ou groupes qui dévient des normes sociales subissent une stigmatisation conduisant à leur exclusion sociale, économique et politique, tout cela renforçant leur marginalisation. De plus, les sociétés mettent en place des mécanismes de contrôle social pour réguler les comportements déviants. Cela inclut les institutions comme la police, les tribunaux, et les prisons, mais aussi des formes plus subtiles de contrôle comme la pression sociale et les normes culturelles. Le processus par lequel les comportements déviants sont identifiés et traités vise souvent à les ramener dans la norme dominante, ce qui peut inclure des programmes de réhabilitation, des thérapies, ou des mesures d'éducation.
L'analyse des mécanismes de contrôle social et de leur impact sur les comportements déviants, qui sont des précurseurs du mouvement fasciste, se prête bien à une exploration à travers les lentilles foucaldiennes. Michel Foucault, dans ses travaux, explore en profondeur comment les institutions et les discours sociaux exercent un pouvoir sur les individus, non seulement en les punissant mais aussi en les normalisant. Dans son livre emblématique, Surveiller et punir, Foucault (1975) explore l'évolution des systèmes de justice et de punition. Il s'intéresse particulièrement à la transition d'un spectacle de souffrance corporelle à une surveillance plus discrète et omniprésente. Cette transition illustre un changement de paradigme dans le contrôle social: la punition ne vise plus seulement à infliger une douleur pour expier un crime, mais plutôt à réformer le déviant, à le normaliser selon des standards sociaux prédéfinis, conçus dans le cadre d'une homogénéisation des populations.
Foucault (1976) développe également les concepts de biopouvoir et de gouvernementalité, qui sont particulièrement pertinents pour analyser les formes subtiles de contrôle telles que la pression sociale et les normes culturelles. Le biopouvoir décrit la gestion des populations au niveau de la vie elle-même, avec des interventions et des régulations qui vont de la santé publique à la sécurité. La gouvernementalité, quant à elle, concerne la manière dont le gouvernement exerce un contrôle sur la population à travers l'adoption de techniques qui orientent la manière dont les individus se gouvernent eux-mêmes.
Bien que Foucault ne parle pas explicitement du fascisme, ses théories sur la manière dont les sociétés exercent le contrôle peuvent être étendues pour comprendre comment les régimes fascistes manipulent à la fois la vérité et les normes pour construire un consensus social autour d'une identité nationale homogène et excluante. Cela s'aligne avec la manière dont les régimes fascistes ont historiquement utilisé à la fois la force et le consentement pour réguler et homogénéiser les populations, parfois sous couvert de protéger la "santé" et la démocratie de la nation.
Conclusion
La paradoxalité du fascisme, malgré ses promesses, représente, comme en témoigne l'Histoire, un échec pour l'évolution de l'humanité aussi longtemps qu'il entrave le développement des libertés individuelles, promeut l'homogénéité forcée et l'exclusion, glorifie la violence, centralise autoritairement le pouvoir, manipule la vérité et nuit au progrès moral et éthique. En étouffant l'innovation, en détruisant la diversité et en imposant une vision autoritaire et répressive de la société, le fascisme freine non seulement le progrès social et politique, mais aussi l'épanouissement humain dans son ensemble. La liberté de pensée et d'expression est vitale pour l'innovation scientifique, artistique et intellectuelle; en censurant les idées divergentes et en contrôlant strictement la culture et l'éducation, le fascisme freine le progrès. Dans ce contexte, les minorités ethniques, religieuses, et politiques sont souvent persécutées, exclues et même exterminées, ce qui détruit la diversité culturelle et humaine, essentielle pour une société riche et dynamique. L'agressivité fasciste peut mener à des guerres et des conflits internationaux, comme cela a été le cas avec la Seconde Guerre mondiale. Le manque de processus démocratiques et de participation des citoyens dans la prise de décision freine l'évolution et l'adaptation des politiques aux besoins réels de la population. Le pouvoir absolu conduit en outre à la corruption, aux abus de pouvoir et à une gouvernance inefficace. Aussi, en manipulant l'histoire et en contrôlant l'éducation, les régimes fascistes créent une version déformée de la réalité qui sert leurs objectifs idéologiques, tandis que la propagande intensive empêche les gens d'accéder à des informations véridiques et les endoctrine dans une idéologie qui perpétue l'ignorance et la stagnation intellectuelle. Ainsi, en promouvant la violence, la discrimination et l'exclusion, le fascisme déshumanise les individus et sape les valeurs morales fondamentales comme la compassion, l'égalité et la justice. La méfiance envers les valeurs démocratiques et humanistes affaiblit le socle éthique sur lequel repose le progrès humain.
L'analyse du phénomène fasciste met en lumière les tensions entre les forces homogènes et hétérogènes au sein de la société. La réflexion de Georges Bataille (complémentée des autres analyses) offre des pistes mobilisant non seulement les mécanismes psychologiques et sociaux du fascisme, mais aussi les dynamiques plus larges de pouvoir et de transgression qui traversent toute organisation sociale. Cette perspective critique reste essentielle pour tenter de comprendre les racines profondes et les implications du fascisme dans l'histoire et dans l'évolution du monde contemporain dominé par la logique de l'intelligence artificielle.
Par notre participation aux réseaux sociaux, sommes-nous tous des acteurs actifs dans l'organisation du fascisme numérique et réel?
Références
Le Bon, G. (1895). La psychologie des foules. Paris: JDH Editions, 2019.
Freud, S. (1921). Psychologie des foules et analyse du moi. Paris: Payot, 1968, (pp. 83 à 176).
Arendt, H. (1951). Les origines du totalitarisme. Paris: Le Seuil, 1972.
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Paris: Gallimard.
Foucault, M. (1976). La volonté de savoir (Histoire de la sexualité, vol. 1). Paris: Gallimard.