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PSYCHOPATHOLOGIE DU PROCESSUS DE PROTECTION DES MINEURS

Liviu Poenaru, Ph.D.

Article paru dans In Analysis, revue transdisciplinaire de psychanalyse et sciences, 2020, 4(2) (Elsevier Masson)

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RÉSUMÉ

Contexte

Les pratiques visant la protection des mineurs sont hautement contestées par les parents, les professionnels de la santé, les avocats et les médias. À Genève (Suisse), les critiques dénoncent les effets en cascade entraînés par la collusion entre experts psychiatres et juges, ainsi que la maltraitance psychologique à laquelle sont exposés parents et enfants. Ce travail interroge, à partir d’une pratique clinique psychothérapeutique auprès de mères d’enfants placés ou menacés de placement, la série de traumatismes générée par l’expertise psychiatrique et le processus dit de protection, en partant de l’hypothèse que ce dernier, en raison de son ancrage dans la violence fondamentale, développe une confusion protection–violence et une psychopathologie transfrontalière mobilisant les limites individuelles, institutionnelles et sociétales.

Objectifs

Il est premièrement question de décrire et de nommer un processus clinique relatif aux interactions parents–institutions qui échappent généralement à la représentation, se traduisant principalement par des passages à l’acte. Secondairement, l’auteur souhaite fournir aux parents et aux intervenants du réseau des clés de compréhension de ce processus particulier.

Méthode

L’auteur articule des caractéristiques administratives et psychopathologiques du terrain institutionnel et clinique en fondant sa réflexion sur l’approche psychanalytique. Plusieurs expertises psychiatriques et des entretiens cliniques (avec six mères d’enfants placés ou risquant d’être placés) servent d’appui dans la compréhension de la dynamique globale du processus de protection.

Résultats

Les éléments cliniques apportés par les mères étudiées mettent sur la piste d’un traumatisme inaugural dénié (lié à la séparation forcée mère–enfant alors que la rupture affective n’est pas présente) et d’une série de doubles contraintes à l’origine d’un processus de protection pathologique. Plusieurs décennies d’études scientifiques démontrent les effets traumatiques de la séparation mère–enfant ainsi que les conséquences psychopathologiques durables : PTSD, dépression, trouble des conduites, suicide, etc. Les expertises psychiatriques à notre disposition confirment les critiques avancées par les médias, les parents et les avocats : elles sont construites autour d’une accumulation de biais de confirmation et ne respectent pas les critères de l’étude de cas en recherche qualitative et quantitative. Elles favorisent la pathologisation du processus de protection. Le Service de protection des mineurs, institution qui se situe au cœur du processus, semble fonctionner sur la base d’un pacte dénégatif permettant l’existence du groupe à condition qu’un ensemble de représentations soient déniées, refoulées et rejetées. La Cour des comptes (organe indépendant d’évaluation) confirme que les parents sont délaissés au sein du processus, tandis que les objectifs fixant les conditions d’un retour de l’enfant à la maison ne sont pas suffisamment établis. Quant au droit de l’enfant, il ne semble pas suffisamment respecté.

Conclusion

Cette étude tend à confirmer l’hypothèse d’une confusion protection–violence générée par un système dont l’existence dépend de l’occultation de la violence fondamentale et de ses représentations. Elle permet une meilleure compréhension de la dynamique en jeu et de la cascade de traumatismes provoquée par les procédures de protection, tout en fournissant des clés théorico-cliniques pour une intervention plus adaptée auprès de parents d’enfants placés.

ABSTRACT

Background

Child protection practices are highly contested by many parents, healthcare professionals, lawyers and the media. In Geneva, Switzerland, critics denounce the cascading effects of collusion between psychiatric experts and judges, as well as the psychological abuse to which parents and children are exposed. Based on a psychotherapeutic clinical practice with mothers of children in or threatened with placement, this work examines the series of traumas generated by psychiatric expertise and the so-called protection process, starting from the hypothesis that the latter, due to its anchoring in fundamental violence, develops a protection/violence confusion and a cross-border psychopathology mobilizing individual, institutional, and societal limits.

Purpose

The author begins by describing and name a clinical process related to parent–institution interactions that escapes representation, and that consists primarily of acting out. Secondly, the author wishes to provide parents and network stakeholders with keys to understanding this particular process.

Method

The author articulates administrative and psychopathological characteristics of the institutional and clinical field, basing his reflection on the psychoanalytical approach. Several reports by forensic psychiatrists and clinical interviews (with six mothers of children in foster care or at risk of being placed in foster care) are used to support the understanding of the global dynamics of the protection process.

Results

The clinical elements brought by the mothers studied point to a denial of an inaugural trauma (linked to a forced mother–child separation in the absence of an emotional separation) and a series of double constraints at the origin of a pathological protection process. Several decades of scientific studies demonstrate the traumatic effects of the mother–child separation as well as the lasting psychopathological consequences: PTSD, depression, behavioral disorders, suicide, etc. The forensic reports at our disposal confirm the criticisms put forward by the media, parents, and lawyers: they are built on an accumulation of confirmatory biases and do not meet the criteria of a case study in qualitative and quantitative research. They promote the pathologization of the protection process. The Service for the Protection of Minors, the institution at the heart of the process, seems to operate on the basis of a denial pact that allows the group to exist on condition that a set of representations are denied, repressed, and rejected. The Court of Auditors (an independent evaluation body) confirms that parents are neglected in the process, while the conditions for the child's return home are not sufficiently established. As for the right of the child, it does not seem to be sufficiently respected.

Conclusion

This study tends to confirm the hypothesis of a protection/violence confusion generated by a system whose existence depends on the concealment of fundamental violence and its representations. It allows a better understanding of the dynamics at play and the cascade of trauma caused by protection procedures, while providing theoretical and clinical keys for a more appropriate intervention with parents of children in foster care.

Mots clés : Protection des mineurs, Protection de l’enfance, Psychopathologie institutionnelle, Expertise psychiatrique, Psychanalyse

Keywords : Protection of minors, Child protection, Institutional psychopathology, Psychiatric expertise, Psychoanalysis

La communication est souvent du côté du pathos et de la gourmandise du pire. Les jugements sont hâtifs, la pensée complexe fait défaut. Le recours au clivage et à une pensée binarisée est privilégiée. Le déni, mécanisme de défense qui permet de moins souffrir en s’adaptant à un réel incohérent et insupportable et, potentiellement de nature traumatique, est convoqué.

Bauchot, 2018

 

Les mesures concernant la protection des mineurs peuvent être analysées du point de vue des enfants, des parents, des intervenants sociaux, des psychologues/psychiatres, des éducateurs, des familles d’accueil, des avocats, des curateurs, des juges, des normes sociétales et économiques, etc. Mon angle de vue est celui d’un clinicien psychothérapeute confronté régulièrement dans sa pratique au sein d’un centre médical (Genève) à plusieurs mères ayant vécu une séparation traumatique d’avec leur(s) enfant(s) en raison de mesures dites de protection. Ces dernières interviennent lorsque des mises en danger sont identifiables : violences conjugales (certaines fois relatives à une toxicodépendance), menaces envers l’enfant, négligence grave (insalubrité, carence de surveillance ou de soins), maltraitance (blessures, secousses, mutilations), danger psychique grave (punitions excessives, humiliations, etc.), abus sexuels, etc. La mise en danger est par conséquent évaluée par les entités autorisées (Service de protection des mineurs — SPMi — dans le cas de Genève) en accord avec les tribunaux et en vertu d’un cadre légal (international, fédéral, cantonal, jurisprudence, etc.).

La protection de l’enfance est un terrain à multiples facettes, certaines visibles d’autres invisibles, masquées par des idéologies (théoriques et politiques), des collusions et des dénis collectifs. Les divers intervenants du réseau qui se constitue autour de chaque enfant sont en réalité confrontés à une escalade d’effets secondaires pouvant être à l’origine de souffrances intenses du côté des parents (notamment lorsqu’il n’y a pas de rupture affective parent–enfant et que le placement n’est pas demandé par les parents) et du côté des enfants (qui disent leur souffrance plus ou moins bruyamment, en développant parfois des troubles psychiatriques graves malgré les réseaux de soins et de protection constitués autour d’eux). Tout cela est associé à des souffrances, des échecs, voire de la pathologie (burn-out, dépression, anxiété) du côté des professionnels également. Ainsi, les effets des placements, inévitables dans la plupart des situations — par définition confrontées à la violence — soulèvent une série d’objections et de questionnements quant à l’efficacité et à la valeur protectrice de certaines interventions.

La littérature relative à ce domaine s’étale des procédures standardisées d’évaluation en protection de l’enfance aux analyses critiques mettant l’accent sur les dérives, les arguments fallacieux des professionnels et sur l’évolution fréquemment catastrophique des mineurs concernés vers une violence extrême, des troubles psychiatriques, une déficience intellectuelle (Berger, 2014). Romano et Izard, 2016 soulignent une série d’éléments qui entravent considérablement la protection des mineurs en ce début du 21e siècle marqué par une régression majeure dans ce domaine : les dénis, les instrumentalisations perverses des situations et des procédures, des référentiels professionnels biaisés, etc.

Si la littérature francophone concerne principalement la France, la Suisse suscite des objections très semblables. Le présent travail vise à décrire quelques traits saillants concernant le processus de protection des mineurs à Genève, avec un focus particulier sur les interactions institutions–parents décrites par une population de mères. Ces dernières révèlent, dans le cadre de leurs séances de psychothérapie, une facette peu étudiée de la protection des mineurs : la chaîne de maltraitances à laquelle sont soumis les parents au cours du processus de « protection ». Cela met sur la piste d’une confusion protection–violence insuffisamment traitée, car construite sur l’innommable rencontre avec la violence : fondamentale (Bergeret, 2014), institutionnelle (Kaës, 2014), sociétale et normative (Chambers et Carver, 2008). Cet article n’aborde pas l’éventuelle psychopathologie adulte d’avant les procédures de protection ; il se focalise uniquement sur la psychopathologie du processus de protection, en fondant sa réflexion sur les récits de six patientes. Il va de soi que la psychopathologie du processus étudié est à la fois dépendante et indépendante des pathologies en lien avec la parentalité.

Afin de comprendre ce contexte très complexe, je propose un aperçu de plusieurs problématiques sous-tendues par un processus qui questionne conjointement la clinique de la séparation parent–enfant, la psychopathologie du système de protection, le respect du droit de l’enfant ainsi que les collusions institutionnelles et idéologiques révélées par des expertises psychiatriques traumatiques et iatrogènes qui exposent les « patients » à de multiples dérives. À Genève, le Service de protection des mineurs (SPMi) étant en permanence au cœur du processus, je propose un bref décryptage des alliances inconscientes qui se créent autour de ce que je nomme « le traumatisme inaugural dénié » et des injonctions paradoxales.

La confusion protection–violence qui est au centre de ce tableau révèle une clinique transfrontalière mobilisant les limites individuelles, institutionnelles et sociétales. Les femmes que je rencontre, au nombre de six, sont diagnostiquées par des expertes, sanctionnées et astreintes à d’incessantes violences, maltraitances institutionnelles et stigmatisations. Je défends ici deux hypothèses :

• il existe, dans certains cas, des éléments pathologiques d’avant le processus de protection (qui ne justifient pas toujours le placement et encore moins les actes qui portent préjudice à la personne, et qui n’impliquent pas un trouble de la parentalité) ;

• il existe une pathologie du processus de protection lui-même, co-construite par l’interaction entre les parents, les enfants et les institutions, menant à une confusion violence–protection sous-tendue par une série de dénis dans les élaborations des institutions ; ces dernières fondent leur identité sur une violence inaugurale (la séparation parent–enfant et l’expertise psychiatrique).

 

Notons encore que les pères sont absents de cette réflexion. Il ne s’agit pas d’une omission volontaire ou d’un parti pris pour les femmes au sein d’un conflit qui déchire souvent les familles tout en complexifiant le processus de protection. Le rôle joué par ces conflits dans l’escalade des violences collectives (familles–institutions) devrait faire l’objet d’une étude à part. Le hasard a fait que des pères ne sont pas venus me consulter. En revanche, j’ai eu l’occasion d’échanger avec plusieurs d’entre eux par l’intermédiaire d’associations suisses de parents lésés par la protection de l’enfance (Pères pour toujours, Printemps de l’égalité coparentale en Suisse, Touche pas à mon enfant) ; tous décrivent des processus identiques dans les rapports avec les institutions. Les mères qui ont permis cette réflexion ne sont que le point de départ pour la compréhension d’interactions institutionnelles psychopathologiques qui peuvent concerner tous les parents.

PROBLÉMATIQUES ET QUESTIONNEMENTS ADDITIONNELS

 

L’évaluation clinique de six mères à la recherche d’aide psychologique m’informe sur des effets judiciaires, sanitaires et humains qui demeurent insuffisamment étudiés et pris en considération au sein du processus de protection. Quatre d’entre elles ont été expertisées par un service universitaire de médecine légale ; les diagnostics posés prétendent justifier l’éloignement des enfants : trouble borderline de la personnalité, trouble délirant, psychose paranoïaque, etc. Ce qui frappe, en les rencontrant, c’est non seulement l’inadéquation des diagnostics qui les accompagnent comme une carte d’identité sociale organisatrice de tous les liens, mais aussi la rencontre de femmes pour la plupart insérées dans la réalité, qui ne présentent rien de délirant ou franchement pathologique en termes de personnalité ; elles sont mobilisées par un intense désir maternel de vivre avec leur(s) enfant(s). On ne note donc aucune idée bizarre, peu crédible ou non avérée, qui soit affirmée avec conviction et ayant des effets sur les comportements, les émotions, l’adaptation à leur environnement social et professionnel. L’une d’elle seulement présente une impulsivité se manifestant notamment par une consommation excessive d’alcool ; c’est la seule qui demande elle-même que ces enfants soient protégés par l’assistance publique. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’est pas exposée, selon ses dires, aux maltraitances institutionnelles.

La présence d’un critère diagnostique doit être obligatoirement associée à une souffrance intense et source d’invalidité (de maladie). Dans les cas qui nous préoccupent, il est nécessaire de prouver de surcroît qu’il existe un lien entre le diagnostic et un trouble de la parentalité (en lien avec un fonctionnement pervers, paranoïaque, psychotique, etc.) ne permettant pas de créditer le parent de compétences affectives et éducatives. Nous rencontrons, sur le terrain, deux perspectives psychiatriques opposées :

• une psychiatrie légaliste qui pathologise, condamne, produit une fracture et préconise la séparation parent–enfant sans prendre en considération les effets médicaux, sociaux et institutionnels de ses décisions. Cette perspective semble l’emporter dans les relations avec les tribunaux (ou ce sont principalement les représentants de cette psychiatrie qui s’expriment dans ces contextes) ;

• une psychiatrie thérapeutique qui nuance, privilégie la relation et son élaboration, relativise les symptômes et co-construit des options mentales appropriées.

 

Pour ce qui concerne les expertises psychiatriques mentionnées, la collusion, à Genève, entre psychiatres, psychologues et juges a été révélée par la télévision suisse Romande dans le cadre du documentaire Juges et psys au cœur des familles déchirées1 (RTS, 2020a). Un collectif de parents (Printemps de l’égalité coparentale en Suisse) se réunit pour exprimer la colère contre des expertises injustes (voir reportage de la RTS2 et article du Temps3 ). Je propose plus bas une brève analyse du caractère scientifique des expertises.

« Nous ne sommes pas étonnés que ce thème débarque sur la place publique. Car nous constatons aussi que ces expertises cristallisent les positions et qu’elles permettent rarement de préserver le lien entre enfant et parent comme il le faudrait », affirme Me Diane Broto dans Le Temps.4 « Selon les avocats, nombre d’expertises confiées au Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) sont parfois le fait de médecins sans titre FMH5 en pédopsychiatrie ou en psychiatrie adulte et sont avalisées par une doctoresse qui n’a pas toujours elle-même rencontré les familles », lit-on encore dans le même article. Le Temps6 également annonce le 26 février 2020 : « Le nombre de séparations conflictuelles est en hausse, et les parents se tournent de plus en plus souvent vers l’État pour arbitrer leur conflit et trancher sur la question de la garde des enfants. Au risque que cet arbitrage se fonde sur des expertises psychiatriques contestables. ».

À titre d’exemple, une de mes patientes (insérée socialement et professionnellement) a reçu un diagnostic très grave signé par deux psychiatres… qui ne l’ont jamais rencontrée et qui ont défendu les positions de l’expertise au tribunal. Sa fille adolescente répète depuis des années (les rapports des acteurs du réseau le prouvent) qu’elle souhaite vivre avec sa mère et, par désespoir, ne cesse de vouloir mettre fin à ses jours. Hospitalisée à répétition en psychiatrie, la fille n’a pas la possibilité de recevoir la visite de sa mère pour un moment d’apaisement et de retrouvailles, car la mère elle-même est considérée comme délirante et paranoïaque, donc supposée contribuer à la détérioration de l’état de sa fille. Cette situation est vécue comme une torture psychologique, tant par la mère (menacée par l’état de sa fille) que par la fille, et ne fait qu’aggraver les facteurs de risque en jeu, tandis que les acteurs du réseau restent froids aux appels au secours. Car c’est le temps qui prouve, selon ces réseaux, si la mère est résistante ou si elle est un cas psychiatrique qui va finir par révéler ses failles à force de recevoir des coups. Qui protège, qui est la victime et qui est l’agresseur ?

Mes patientes, comme nous pouvons nous en apercevoir dans ce qui précède, sont murées par un diagnostic psychiatrique aux conséquences très dommageables pour leur santé et probablement pour celle de leurs enfants ; ces conséquences semblent déniées par les experts, par les tribunaux qui s’alignent avec la décision des psychiatres et des psychologues, et par les services de protection des mineurs chargés de veiller au bon déroulement de la séparation parents–enfants. Il est nécessaire de rappeler en préambule que les manuels diagnostics en psychiatrie (DSM, CIM) sont largement controversés pour leurs failles scientifiques et les liens d’intérêts qui sont attachés à leur élaboration (Di Vittorio et al., 2013). L’usage de ces manuels requiert un maniement particulier, contraire à celui démontré par les expertes psychiatriques qui signent les expertises à notre disposition. Un rapport récent (Vanheule et al., 2019) du Conseil supérieur belge de la santé (Belgian Superior Health Council) publie une série de recommandations et mises en garde concernant l’usage des catégories du DSM, destinées aux cliniciens et aux décideurs politiques :

• adopter par défaut des approches non problématisantes et non médicalisantes des plaintes ou des crises mentales, car elles peuvent exprimer des problèmes existentiels et sociaux ;

• écouter attentivement les expériences subjectives ;

• apporter une aide et un soutien aux plaintes ou aux crises mentales sans qu’un diagnostic formel ne soit posé comme condition préalable ;

• en plaçant au centre du diagnostic et du traitement le point de vue des personnes souffrant de troubles ou de crises mentaux et la manière dont elles donnent un sens à leur vie et ;

• en formulant un cas en accordant une attention particulière à la manière dont, entre autres, les facteurs mentaux, existentiels (donner et perdre du sens), biologiques, sociaux et culturels prennent forme.

 

Les récits et les affects de mes patientes semblent révéler qu’elles sont confrontées à des abus de pouvoir et des maltraitances dont les raisons conscientes et inconscientes, individuelles et collectives sont obscures à première vue. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’aller plus loin dans ma compréhension d’un processus de protection qui choque lorsque nous sommes confrontés à ce type de clinique qui donne peu de chance à l’élaboration de soi. Mais au-delà du choc, c’est l’innommable qui l’emporte, avec le risque que le clinicien soit contaminé par l’agglomération de dénis qui mobilisent le processus et qui représentent autant de freins pour la guérison ou l’élaboration psychologique des facteurs et des dynamiques spécifiques en jeu.

Quelques premières questions émergent. S’agit-il de la violence fondamentale d’une société qui ne pourra jamais résoudre les traits primitifs qui la constituent ? Est-ce la suite d’un chapitre sombre7 de l’histoire sociale de la Suisse qui a reconnu les victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance et de placements extrafamiliaux d’avant 1981 ? S’agit-il de l’éternelle haine contre les femmes et d’une prise en otage pour réaffirmer le pouvoir d’une société qui contrôle le « mal » qui menace l’ordre normatif ? S’agit-il de la collusion capital–état ? Est-ce une exploitation de la misère et de la souffrance ? Est-ce l’effet d’une aliénation collective ? Est-ce une manière de justifier une torture indissociable de l’acte de placement et qui touche psychologiquement tous les acteurs en jeu ? On assisterait alors en permanence à une projection sur les parents de la violence inhérente au processus et qui, paradoxalement, alimente et justifie le processus.

Aussi, quels sont les liens entre le placement des enfants aux États-Unis à la frontière (border) avec le Mexique et ces femmes que l’on veut borderline (état-limite) et délirantes, indésirables, souvent défavorisées, que l’on place à la frontière entre le bien et le mal pour consolider une nouvelle fois les normes qui régissent une société ? Les décisions de l’administration américaine ont visé à donner un message clair aux migrants : tolérance zéro en matière d’immigration versus punition par séparation des familles. Ainsi, les enfants sont envoyés en garde à vue ou en famille d’accueil, les parents sont étiquetés comme criminels et envoyés en prison. Les patientes que je traite et qui ont subi des mesures de protection associées à un diagnostic psychiatrique vivent ce dernier comme une condamnation à vie les enfermant dans une structure labyrinthique dont les ouvertures sont désignées pour mieux enfermer dans la stigmatisation, l’endettement, l’inflation des procédures, la précarisation, la marginalisation — bulle spéculative réduisant tous les jours un peu plus les chances de récupérer leur(s) enfant(s) et d’aller mieux. La vie peut ainsi perdre tout son sens, et à plus forte raison lorsque son enfant développe une psychopathologie grave le mettant en péril. Le placement des enfants, aux États-Unis, en Suisse ou ailleurs, est-il un angle mort autorisant la projection d’une violence sur des boucs émissaires, violence ayant ses origines dans un malaise sociétal d’une autre nature ? Est-ce le résultat d’une politique des frontières qui traduit une limite menacée ? Est-ce l’effet d’une capitalisation de la misère dont on finit par extraire des fonds ? Prendre des enfants en otage pour les ramener en-deçà de la frontière-limite, du côté de la normativité, est-ce une manière de mettre la main sur les futurs moyens de production (Preciado, 2019) de l’économie capitaliste ? La perspective vise-t-elle la structuration, le maintien d’une aliénation ou les deux à la fois ? S’agit-il d’une aliénation psychopathologique ou d’une aliénation sociale ?

PSYCHOPATHOLOGIE DU PROCESSUS DE PROTECTION DES MINEURS: UNE CASCADE DE MALTRAITANCES

 

Les démarches administratives, médicales et éducatives qui interviennent ont donc comme objectif principal la protection des enfants. Il n’est en revanche jamais mentionné qu’une séparation mère–enfant peut produire un Syndrome de stress post-traumatique à la fois chez les mères et chez les enfants. À cela s’ajoutent généralement des dépressions et des anxiétés généralisées, des troubles du comportement, des tentatives de suicide, des troubles du sommeil, une perte du sens de la vie, etc. (Fergusson et al., 1994 ; Grant et al., 2014 ; Bick et Nelson, 2016 ; Pearl, 2018). Des facteurs préexistants sont ainsi renforcés et polarisés par de nouveaux facteurs de risque engendrés par des modifications majeures du contexte de vie. La réparation des dommages psychologiques provoqués par ces séparations peut prendre des années ; certains effets sont irréversibles. Aussi, le choc d’une séparation ne peut qu’accentuer la fragilité des mères, aspect souvent utilisé contre elles afin de justifier l’éloignement des enfants.

Les effets psycho-biologiques de la séparation mère–enfant sont donc connus depuis plusieurs décennies dans le domaine des sciences, de la psychologie, de la psychanalyse et, plus récemment, des neurosciences. Freud, 1905 a beaucoup insisté sur l’importance et la qualité des relations précoces dans la construction pulsionnelle de l’individu ; dans la perspective avancée dans Trois essais sur la théorie sexuelle, il apparaît que le Moi se développe, s’autonomise par intériorisation des fonctions du maternel dont les nombreuses traces vont servir divers fonctionnements psychiques. Bowlby, 1950, dans la lignée des travaux de Spitz, 1945 qui étudie l’hospitalisme, est d’avis que le développement du nourrisson et du jeune dépend des figures d’attachement et de leur stabilité (base de sécurité) ; il est donc primordial qu’il existe une relation chaleureuse, intime et continue avec sa mère (ou son substitut permanent) dans laquelle les protagonistes trouvent satisfaction et plaisir. L’absence ou les variations importantes de ces aspects peuvent avoir des conséquences majeures et irréversibles sur la santé mentale des enfants.

Qui peut garantir que les enfants placés vivent des relations chaleureuses et stables, bénéfiques pour leur développement ? Dans sa thèse de doctorat dédiée à la qualité de vie des enfants placés en foyer, Toussaint, 2014 compare la perception de l’enfant (à propos de sa qualité de vie) à celle des adultes. Il apparaît que les enfants accueillis présentent une qualité de vie altérée dans un grand nombre de domaines comparativement aux enfants tout-venant, et ce, quel que soit l’évaluateur. La causalité en jeu est, naturellement, complexe. Gardons néanmoins à l’esprit que la qualité de vie n’est pas améliorée, ce qui signifie que le placement en foyer ne répond pas forcément à sa principale mission et prend le risque d’une dégradation psychologique et développementale.

Peu d’études se penchent sur les effets observés chez les mères, qui vivent ces séparations, si elles surviennent contre leur gré et s’il n’y a pas de rupture affective, comme si elles avaient perdu leur enfant dans un accident et ne savaient toujours pas s’il était vivant ou non. Pour ces raisons, la séparation mère–enfant (telle que je l’entends dans mes consultations) peut s’apparenter à une torture psychologique. L’article 1 de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est la définition juridique de la torture convenue au niveau international :

« On entend par torture tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Elle ne comprend pas la douleur ou les souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles », (United Nations, 1984).

 

L’article 1 aurait pu être appliqué s’il n’était pas mentionné à la fin : « Elle ne comprend pas la douleur ou les souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles ». Car les décisions et actes intervenant dans la protection des mineurs sont justifiés par ce que l’on appelle l’« intérêt supérieur de l’enfant » ; il est dès lors possible de défendre l’argument d’une sanction légitime et d’une souffrance occasionnée par elle. En plus du problème philosophique et juridique posé par cet entre-deux (il y a douleur, mais elle est occasionnée par un acte légitime), nous constatons la création d’une zone de flou interprétatif et perceptif aux conséquences médicales et interactionnelles. La psychologie nous enseigne que plus une image est floue, plus elle expose aux projections de tous ordres, dont les producteurs peuvent être les institutions et les individus qui les constituent. Qui protège et comment protéger les parents de ces projections et de cet entre-deux ? Pourquoi protéger des enfants si nous torturons, même légitimement, des parents ?

Le placement d’enfants et la séparation mère–enfant, notamment lorsque les protagonistes s’opposent à cette intervention et que l’attachement est intact, constituent un premier stress traumatique d’origine institutionnelle tant chez l’enfant que chez la mère. Cela est inauguré par une intervention musclée, parfois en présence de la police et de représentants de la protection des mineurs. Une autre de mes patientes me raconte qu’un jour, 5 ans en arrière, elle vient de rentrer de la piscine avec ses deux enfants, la police sonne à la porte, elle ouvre, on la colle contre un mur en lui expliquant qu’elle est une mère négligente, on lui prend les deux enfants et la torture se poursuit encore aujourd’hui puisqu’elle est qualifiée de délirante et paranoïaque elle aussi et n’a pu récupérer qu’un seul de ses enfants. Ce qui signifie que pour l’un d’eux elle est une bonne mère, pour l’autre elle est une mère dangereuse. Des années après, elle revient sur cette scène inaugurale, donnant les détails de son sang qui coule sur le mur, car un des policiers lui avait cassé les ongles en l’immobilisant, tandis que les enfants hurlaient en l’appelant…

Le second stress traumatique est donc induit par les résultats des expertises et le diagnostic posé (trouble borderline, personnalité délirante, paranoïaque, etc.). Les femmes rencontrées au sein de ma consultation vivent une détresse et une anxiété intenses semblables à celles produites par un abus ou des accidents de la route. L’ensemble de leur identité est profondément perturbé par une étiquette qui leur colle à la peau.

Une patiente raconte : « Lorsque j’ai reçu la première expertise familiale en 2014, cela a été un tel choc que tout a commencé à se figer au fil de la lecture, le temps s’est progressivement arrêté et ma vie se trouvait soudain comme mise entre parenthèses : on m’avait jugée, j’étais une mauvaise mère, dangereuse pour mes enfants ! C’était comme si toute ma personne était jugée comme mauvaise, d’une manière irrémédiable. Je n’avais donc aucune chance d’être réhabilitée, d’être à nouveau considérée comme une mère normale ; aucune chance que mes paroles et mon vécu soient pris au sérieux, car tout ce que je pouvais dire ou faire se retournait immédiatement contre moi. ».

Selon mes observations, ces femmes subissent une longue série d’effets très dommageables pour leur santé : humiliations, exclusions, stigmatisations, précarisation, violences institutionnelles à répétition, collusions et alliances conscientes et inconscientes entre les intervenants du réseau dans le but de préserver le lien entre eux, violences en miroir, défenses collectives, etc. L’ensemble peut être vécu comme une torture psychologique. Il se crée ainsi une bulle spéculative sur le modèle des bulles économiques, dont ressortent gagnants, a priori, les réseaux de professionnels qui se créent autour de la misère : psychologues, psychiatres, logopédistes, ergothérapeutes, éducateurs, curateurs, avocats, juges, intervenants du SPMi, etc.

Un autre dommage majeur et dénié mérite d’être pointé ici : ces femmes sont accablées par des dettes liées aux frais d’avocats, de justice et d’expertise démontrant que vouloir récupérer son(ses) enfant(s) expose à des « coercitions » financières. Pour l’une de mes patientes, ces dettes dépassent les 100 000 francs suisses. Pour une autre, le montant s’élève à 40 000. Les procédures à l’origine de cette configuration sont parfaitement orchestrées par la justice et l’acteur principal est impossible à désigner. L’impact des dettes sur la santé des individus reste peu exploré ; nous savons toutefois qu’il existe une corrélation entre dettes, santé (Sweet et al., 2013) et anxiété (Drentea, 2000). Comment se fait-il que ces facteurs hautement préjudiciables qui rendent mes patientes exsangues tout en les désignant comme les principales coupables ne soient jamais pris en considération dans l’analyse des experts qui réduisent les défenses observées à des troubles de la personnalité ? Comment se fait-il que la structure labyrinthique dans laquelle sont emprisonnées ces femmes — leurrées par une pseudo-liberté — ne soit jamais analysée ? Se défendre vis-à-vis d’une réalité persécutante et face à des représentants de cette réalité est-il un trouble délirant ? Qui délire dans ce système inextricable ?

D’autres phénomènes cliniques sont à souligner et qui mériteraient une attention plus approfondie : le tableau pathologique bicéphale, la répétition du traumatisme inaugural dans les interactions avec les institutions, la double injonction du jugement, les chances de traitement, la culture du passage à l’acte et de la non-représentation, la pathologisation des traits réactionnels chez les enfants, la suppression de l’intime parent–enfant, l’évitement des professionnels de la santé.

Par pathologie bicéphale nous entendons une bipartition des éléments cliniques qui appartiennent conjointement à deux appareils psychiques en confrontation :

• celui, individuel, du patient (l’histoire de son développement, sa personnalité) ;

• celui, collectif, des institutions (pratiques psychopathologiques institutionnelles en lien avec le pacte dénégatif. Voir infra).

 

La conjonction de ces traits se condense sur le patient lui-même par un phénomène de projections (c’est lui le malade) et d’interactions sous contrainte qui corroborent le registre schizogamique. Le patient devient en effet le porteur de traits institutionnels qui ne lui appartiennent pas. Il se voit assigné à une identité d’emprunt. Cette pathologie bicéphale pourrait-elle expliquer la récurrence des diagnostics de paranoïa et de délire dans les expertises psychiatriques ? Par ailleurs, cette bipartition de la psychopathologie est semblable chez l’enfant : il est à la fois porteur de son histoire infantile vécue dans le foyer familial et de celle des interactions entre ses parents et les institutions, cette dernière accumulant les doubles messages.

La séparation parent–enfant imposée par une instance administrative ou judiciaire, même si le lien affectif n’est pas préservé, représente, dans tous les cas de figure, un traumatisme. L’attaque du lien que représente cet événement inaugural est généralement déniée par les représentants institutionnels. Chaque rencontre avec un intervenant de la protection des mineurs réactive chez l’administré la souffrance psychique de cette blessure d’une séparation non voulue. De ce fait, chaque entrevue devient confrontation, car se produisant sur un fond de défense psychique exacerbée, à impact émotionnel et comportemental douloureux. Chaque rencontre risque ainsi d’aboutir à des états de violence, tant du fait des administrés que des institutions. Un phénomène circulaire peut s’installer qui aggrave la douleur des parents. Il devient difficile, dès lors, de distinguer les éléments psychopathologiques induits par la situation traumatique de ceux qui lui préexistent.

En demandant aux parents de se soigner avant toute levée de la décision de séparation avec leur enfant, les institutions formulent en fait une double injonction de type double bind, situation paradoxale que Bateson et al., 1956 considèrent comme facteur de mobilisation des défenses psychotiques. En effet, il est demandé aux parents d’entreprendre un traitement psychothérapique pour apaiser leur souffrance et, dans le même temps, il leur est signifié la privation de ce qui donne sens à leur existence, à savoir vivre avec leur enfant. La violence symbolique de cette situation paradoxale peut constituer une maltraitance institutionnelle et générer, là encore, des attitudes réactionnelles post-traumatiques avec anxiété́, évitements phobiques, hypervigilance, troubles cognitifs, etc. Elle contribue au caractère schizogamique du processus : les intervenants ont tendance à confirmer que le parent est malade, tandis que ce dernier fait tout pour se soumettre aux injonctions. La double injonction institutionnelle fige l’incohérence et la perte de sens de la situation et obère toute chance d’évolution positive.

Pour les parents, les conséquences psychiques de la double injonction mentionnée, ajoutées à la perte du sens de l’existence que constitue la séparation d’avec leur enfant, de la souffrance psychique de celui-ci du fait du placement, peuvent aboutir à une perte totale du sens de leur vie. L’expérience clinique montre que, dans ces conditions, il ne reste que 10 % de chances de pouvoir leur venir en aide dans un cadre psychothérapique. Ce pourcentage se retrouve dans le déroulé des séances où seul un dixième du temps peut être consacré à la prise en compte du vécu intime, tout le reste étant occupé par le traitement des passages à l’acte lors d’interactions avec les intervenants institutionnels. Autrement dit, le clinicien traite davantage une réalité institutionnelle dysfonctionnelle aux effets envahissants, de même que ses pratiques inappropriées, que le patient lui-même. Dans ce cas de figure, celui-ci n’accède pas aux soins psychiques tandis que dans le même temps il lui est signifié combien un changement est attendu de sa part, sous peine d’être privé définitivement de son rôle de parent. Cette configuration particulière l’enferme ainsi dans une culture de la non-représentation de soi résistante aux interventions thérapeutiques. À titre de comparaison, la situation ressemble à celle d’un patient dans le coma qu’on tenterait de réanimer tout en le frappant à la tête. La confusion entre protection et violence est ici manifeste.

Comme mentionné plus haut, le parent reste prisonnier d’une culture au sein de laquelle la représentation (de soi, de l’autre, des actes) reçoit à dessein un statut inaccessible, afin de maintenir le pacte dénégatif et de préserver les identités et les institutions. L’essentiel des échanges se traduit alors par des passages à l’acte (procédures, protocoles, papiers, emails, rapports, comptes rendus, rendez-vous avec les intervenants du réseau, enregistrements vidéo et audio, etc.). Les enregistrements des moindres faits et gestes par les institutions conduisent, en miroir, à des enregistrements (audios parfois illégaux) que les parents opèrent eux-mêmes afin de contrôler un processus qui leur échappe et d’avoir des preuves de la maltraitance, des mensonges, des manipulations. Il pourrait s'agir, en termes défensifs, d'une identification à l'agresseur. Il en résulte une superposition d’éléments supposés probants qui entretiennent un climat conflictuel qui obère la relation et empêche la construction d’un consensus (accord sur le modèle de la méthode Cochem, par exemple). Ainsi, la représentation de soi et d’autrui est mise à mal, obligeant le parent, par une réaction défensive, à rejeter le processus thérapeutique, comme pour ne pas penser l’impensable. Ce contexte protecteur peut prendre la forme d’une suradaptation à une culture exigeant une performance à se tenir hors-représentation, constituée principalement d’actings. Moulias et al., 2020 rappellent : « L’existence d’une relation asymétrique entre un individu ou une organisation et une personne expose au risque d’emprise et de maltraitance » (p. 114).

Il arrive souvent qu’un enfant, lors de la séparation d’avec son parent après un droit de visite, développe des réactions émotionnelles et comportementales visant à se réadapter au contexte du placement, à gérer le conflit de loyauté́, à se défendre contre la souffrance induite par une nouvelle séparation (réactivant le traumatisme inaugural), etc. Il arrive malheureusement souvent que ces réactions soient interprétées dans le réseau d’intervenants de la protection comme une conséquence du trouble de la parentalité. Cette confusion mène à des coercitions (suppression ou réduction du droit de visite) de la position parentale considérée comme inadéquate. En réalité, dans la situation de souffrance qui est la sienne, l’enfant peut réagir de deux façons dans ces épisodes itératifs de séparation non voulue. Soit, il est saisi d’un état émotionnel intense qui le déborde et le désorganise, induit une incapacité à éprouver l’expérience qu’il vit. Soit, il réprime toutes ses émotions et creuse une sorte de vide sentimental qui risque de se prolonger sa vie durant. Ce contexte de maltraitance institutionnelle peut se surajouter à celle des parents, en sorte qu’il devient nécessaire d’évaluer les facteurs respectifs en jeu et d’accompagner sans stigmatisation parentale le passage d’un contexte à l’autre.

Il est encore trop souvent préconisé que la rencontre parent–enfant ait lieu dans un cadre surveillé par des tiers (ou des caméras). Ce voyeurisme est vécu comme une violence psychologique supplémentaire. Cela est généralement justifié par le diagnostic psychiatrique et par les protocoles de surveillance ayant comme objectif d’accumuler les preuves de fonctionnement/dysfonctionnement. Dans cette configuration la relation parent–enfant apparaît soumise à la tyrannie de tiers et peut être gravement entravée, ce qui laisse encore une fois des traces durables dans la mémoire de l’enfant, privé à répétition de la force du lien parental. En mettant le tiers à l’extérieur, les institutions risquent de déposséder les parents du tiers organisateur intérieur et peuvent de ce fait offrir un modèle d’anéantissement de soi via une suradaptation à une culture de la non-représentation et la soumission aux injonctions paradoxales.

Enfin, un dernier phénomène observé concerne la dynamique psychotique et l’évitement de ces situations par les professionnels de la santé. Nombreux sont les collègues qui affirment, dans des discussions informelles, ne pas vouloir traiter des parents impliqués dans des procédures de protection des mineurs, car ils sont énergivores, exigent des heures de bénévolat pour la représentation, l’administration, la communication avec des tiers, voire rendent fou. Peut-on dire qu’un noyau psychotique traverse l’ensemble d’un réseau ? Ce noyau est-il intraitable ? Quelle est son origine ? L’attaque violente des liens (psychiques et humains) vise-t-elle à ne pas approcher la violence déniée et « structurante » de certaines institutions ?

En écoutant les parents, les avocats et les professionnels de la santé, l’on peut avancer l’hypothèse que le Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant (TPAE, Genève), en fondant ses jugements sur des expertises psychiatriques non consensuelles et traumatiques ainsi que sur les avis du SPMi (pris dans la violence en miroir avec les parents en raison de la séparation forcée qu’ils opèrent dans certaines situations) risque de légitimer et d’alimenter une dynamique du registre psychotique (constitué de défenses paranoïaques, de menaces, de surveillances, de passages à l’acte). Il semble qu’on s’extrait de cette dynamique hautement préjudiciable en plaçant les enfants pour les mettre, à juste titre, à l’abri. Or les niveaux de responsabilité sont multiples, interconnectés et devraient être traités séparément afin d’éviter la propagation du registre psychotique et de la haine : le conflit interparental, les graves conflits générés par certaines expertises, par des pratiques inappropriées du SPMi, du TPAE, des foyers. Car ces registres, ces malentendus de parents, d’adultes et de professionnels qui déploient leur pouvoir en ignorant les effets psychologiques de leurs passages à l’acte, portent préjudice avant tout à des enfants qui sont censés être protégés.

L'EXPERTISE PSYCHIATRIQUE: UNE ÉTUDE DE CAS BIAISÉE ET NON SCIENTIFIQUE

 

L’émission Temps Présent mentionnée plus haut constate une série de problèmes posés par les expertises psychiatriques que dénoncent des expertisés, des avocats, des psychiatres, etc. En somme, quels sont les problèmes philosophiques et cliniques posés par cette démarche ? Je voudrais en souligner quatre, à partir des expertises qui m’ont été transmises par mes patientes :

• il existe un décalage entre le rôle d’expert supposé connaître la vérité et le rôle d’expertisé qui active des défenses menant à une non-rencontre et à une non-validité de l’évaluation ;

• l’événement central et potentiellement clinique est dénié : le placement de l’enfant et ses effets psychologiques ;

• l’ensemble est une accumulation de biais de confirmation visant à appliquer des catégories diagnostiques au détriment d’une vision holiste et d’une écoute de la subjectivité ;

• la perspective scientifique n’est clairement pas présente dans la récolte et l’analyse des données.

 

Les expertises en ma possession tendent à confirmer les positions avancées par les critiques : elles sont fortement biaisées par une nécessité de prouver son expertise et ses connaissances afin de justifier sa fonction dans le processus et dans l’institution. Le vécu traumatique lié à la violence institutionnelle aurait dû être au cœur de l’expertise, mais semble dénié à la fois par les biais des psychiatres qui tentent de confirmer des critères diagnostiques et par l’hostilité des expertisés à l’égard d’un(e) des représentant(e)s d’un système reconnu depuis de nombreuses années pour ses dommages, notamment lorsque des enfants sont placés contre le gré des parents. C’est comme si on était supposé analyser l’entité réelle A et que nous analysons une entité artificielle B, co-construite par la relation conflictuelle générée par le processus et les acteurs en jeu. Quelque chose doit être évité, car source d’embarras pour sa conscience. En d’autres mots, c’est comme si une personne amputée consultait un médecin qui refusait de voir l’amputation d’un membre, de l’intégrer dans l’anamnèse et d’en analyser les effets.

« Les questions des experts sont souvent orientées de manière à confirmer un diagnostic qu’ils semblent déjà avoir posé. Parfois, ils écartent ce qui ne leur convient pas. L’expertise est souvent rédigée à la manière d’un puzzle où l’on a sélectionné les pièces qui intéressent pour les assembler afin d’arriver à la conclusion voulue », note Me Olivier Seidler dans Le Temps8 . Qui a intérêt à ce qu’on arrive à ces conclusions-là ?

Plusieurs biais peuvent être repérés : biais de confirmation (tendance à valider ses opinions auprès des instances qui les confirment, et à rejeter d’emblée les instances qui les réfutent), biais d’ancrage (centrer l’attention sur un symptôme ou un diagnostic sans tenir compte d’autres possibilités), biais de disponibilité (des diagnostics courants s’imposent à l’esprit plus facilement), réduction de la dissonance (réinterpréter une situation pour éliminer les contradictions), perception sélective (interpréter de manière sélective des informations en fonction de sa propre expérience/profession), biais de genre (les femmes sont perçues comme inférieures aux hommes), etc. Si ces biais sont inévitables dans toute démarche, l’honnêteté intellectuelle et scientifique exige qu’ils soient discutés et mis en perspective. Or, ce n’est pas le cas.

De mon point de vue, jouer son rôle d’expert — si ce rôle est vraiment nécessaire au sein du processus juridique — c’est faire preuve d’esprit scientifique vis-à-vis de l’étude d’un cas unique, à savoir : faire intervenir l’analyse qualitative, l’analyse quantitative, le holisme scientifique et la triangulation théorique. Car ce sont des vies humaines qui sont en jeu ! Le holisme scientifique (terme issu de la philosophie des sciences) signifie que chaque élément est relié à un tout systémique et dynamique ; il est donc impossible de désigner de manière certaine les variables qui sont à l’origine d’un résultat observé, puisqu’il est constitué d’un large ensemble de variables connues et inconnues qui sont interconnectées. La triangulation théorique, quant à elle, permet une analyse qualitative d’un cas unique à l’aide de théories et compréhensions alternatives permettant d’augmenter la validité de ses conclusions. L’analyse qualitative se penche sur l’interprétation et le sens attribués aux éléments observés, tandis que l’analyse quantitative prend en considération les résultats de tests relatifs aux émotions, aux comportements, à la sociabilité, aux mécanismes de défense, etc. Enfin, le modèle biopsychosocial me semble incontournable dans toute approche médicale et psychiatrique, car ouvert à la conjonction de divers facteurs. Je suis convaincu qu’une expertise ne peut se passer de cette complexité. À défaut de cette perspective d’analyse, le travail de l’expert, comme le travail du scientifique, n’a pas de validité en termes de connaissance (d’un cas unique) et se réduit au dogmatisme, aux opinions et aux interprétations personnelles, voire même prend les traits du totalitarisme lorsqu'il préconise la séparation.

Après analyses approfondies des expertises à ma disposition, on peut conclure qu’elles manquent d’intégrité scientifique, car ne font appel ni à des données quantitatives, ni à une analyse holiste et triangulaire ; elles se limitent à une accumulation d’interprétations subjectives (de divers intervenants de la protection) présentées comme substituts d’une pluralité d’approches et de théories, et autorisant des décisions du type : « madame n’est pas apte à rencontrer ses enfants en dehors d’une surveillance par des tiers à raison d’une heure par semaine ». Les auteurs de ces expertises avancent non pas par accumulation de probabilités et de limites discutables à l’aide de théories — comme un corpus scientifique qui se respecte — mais par certitudes et par affirmations qui dénient la réalité vécue par mes patientes. Immense confusion scientifique !

Ainsi, il est nécessaire, dans la plupart des cas, de tracer une ligne de démarcation qui sépare l’avant le placement de l’après le placement. La science, la clinique et la réalité sociale décrite par les parents dont les enfants ont été placés nous enseignent que le placement représente un événement-fracture et un tournant dans l’histoire de vie de la personne, reconfigurant tout son contexte de vie et ses liens à autrui. Créer une démarcation entre l’avant et l’après c’est repérer (sans dogmatisme) les problématiques présentes avant le placement, mais aussi les conséquences du placement. La probabilité que ce dernier soit vécu comme une torture psychologique et symbolique par les personnes paraît très élevée. Cette ligne rouge redessine un tableau psychopathologique au sein duquel il est nécessaire de distinguer psychopathologie, révolte saine et compréhension des divers facteurs (sociaux, psychologiques, culturels) qui bouleversent les contextes de vie de ces personnes. Une approche intellectuellement honnête et scientifiquement valide devrait, de mon point de vue, prendre en considération toute cette pluralité, à laquelle doit s’ajouter une vision psychiatrique non problématisante soutenant les besoins effectifs de la personne, mettant l’accent sur l’évolution de la situation et les conditions d’une évolution. Ces aspects, nous le verrons plus bas, ont été également mis en évidence par le rapport de la Cour des comptes de Genève.

Les erreurs des expertises psychiatriques sont connues : évaluations cliniques partiellement ou totalement erronées, inadéquations entre les constatations cliniques et ce que prescrit le droit, positionnements personnels ou idéologiques nuisibles au devoir d’objectivité des experts et de la justice (Bouchard, 2006).

« Les préjudices causés dans les affaires plus anonymes ne sont, la plupart du temps, ni repérés ni réparés. (…) La justice moderne doit pouvoir prendre en compte avec justesse tous les éléments de la vie et de la personnalité des justiciables et ne peut pas se satisfaire d’évaluations de ces éléments trop souvent approximatives ou erronées. (…) Afin d’éviter le développement d’analyses, de conclusions et de points de vues erronés, subjectifs et/ou idéologiques nuisibles au devoir d’objectivité des experts, il faudrait créer un consensus clinique et juridique officiel émanant de la communauté scientifique et juridique compétente. Ce consensus porterait sur les aspects cliniques concernant les différents types de personnes expertisées, sur les différents types d’expertises, sur la mise en adéquation de ces contenus cliniques avec ce que prescrit la loi et sur les façons reconnues comme étant optimales pour réaliser et pour rendre compte des expertises mentales. » (Bouchard, 2006, p. 31–32).

 

Faute d’un consensus actuel pour ce qui concerne la réalisation des expertises psychiatriques, il revient aux juges d’entreprendre les démarches nécessaires afin d’obtenir des avis alternatifs permettant d’augmenter les chances de validité d’une expertise. Bensussan, 2007 constate que, à défaut d’une vigilance particulière, experts et juges courent le risque d’une confusion des rôles, comme lorsque des experts préconisent la durée et les conditions des droits de visite.

Si la Suisse risque, avec les enfants placés au 21e siècle, de prolonger un sombre chapitre de son histoire sociale9 , la psychiatrie pratiquée par les experts risque d’en prolonger un autre, celui attaché à des contradictions, des errements, des lubies, des impasses, des procédés sadiques que notent Cyrulnik et Lemoine, 2016. Ces auteurs sont d’avis que la psychiatrie, en France et dans le monde, a une histoire qui peut faire peur quand on l’examine de près. Décharges électriques infligées aux Poilus pour retourner au front pendant la Grande Guerre, expériences sur les fous pendant le nazisme, malaria comme guérison pour la psychose, enfermements abusifs en chambre d’isolement, camisoles chimiques font partie d’une longue série d’aberrations d’une discipline qui peine toujours à susciter la confiance. Le courant appelé antipsychiatrie considère par ailleurs que la psychiatrie n’est pas une spécialité de la médecine au même titre que les autres et que sa pratique est intrinsèquement illégitime, iatrogène et nuisible autant pour les personnes souffrant de troubles psychiques que pour la société en général. Je n’entrerai pas dans ce débat, mais je constate, à travers ma pratique, une longue série d’effets iatrogènes qui ne font que confirmer le caractère préjudiciable de cette approche lorsqu’elle est appliquée sans une culture scientifique suffisante et sans le respect des recommandations internationales concernant l’usage des catégories diagnostiques (Vanheule et al., 2019).

SERVICE DE PROTECTION DES MINEURS (SPMi): UNE INSTITUTION ORGANISÉE PAR LE PACTE DÉNÉGATIF?

 

Le SPMi est un des membres d’une armée d’intervenants qui se constitue autour des familles soumises à une mesure de protection ; parmi les autres acteurs du réseau public, notons l’Unité mobile d’urgence sociale (UMUS), l’Office de l’enfance et de la jeunesse (OEJ), l’Office médico-pédagogique (OMP), la police, le Service de santé de l’enfance et de la jeunesse (SSEJ), le Service d’autorisation et de surveillance des lieux de placement (SASPL), le Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant (TPAE), le Tribunal des mineurs (TMin), le Tribunal de première instance (TPI), le Service de protection des adultes (SPAd10 ), la consultation psychothérapeutique pour familles et couples (HUG), les foyers d’accueil, les écoles spécialisées, etc. Ce large réseau vise, idéalement, à assurer une compréhension commune des risques encourus par les mineurs et envisage des interventions complémentaires, la transmission et la centralisation de l’information. Aucune de ces institutions n’a pour mission la protection des parents.

Organisme responsable de la mise en œuvre de la politique publique de protection des mineurs, le SPMi intervient par diverses actions lorsque le bon développement de l’enfant est mis en danger. Si tout cela se justifie lorsque des preuves de gravité sont à disposition (violence, négligence, etc.), sur le terrain il semble que nous sommes dans des zones de gris qui ne justifient pas toujours des actions perçues par les parents (et tues par les enfants ou exprimées à travers des manifestations psychopathologiques) comme malveillantes. Le tableau a été récemment dénoncé, comme mentionné plus haut, par la presse, la télévision, des associations de parents, avocats, psychologues et psychiatres, etc. Laure Lugon (Le Temps, le 29 février 2020) titre son article Garde d’enfants : le broyage institutionnel n’est pas une réponse ; ce titre synthétise à lui seul l’image que le SPMi offre actuellement auprès de la société, des familles et des professionnels de divers domaines.

Pourquoi le broyage ? Nous avons vu que le SPMi (parfois en collaboration avec la police) organise, dans certains cas, une première séparation que j’appelle traumatisme inaugural (dénié) ; l’institution et ses acteurs sont toujours en première ligne dans le déroulement de l’ensemble du processus, ce qui signifie une exposition à la rage des parents (menacés d’être) privés de leurs enfants. Suit alors une avalanche de sévices venue de la confrontation conflictuelle entre parents, SPMi, experts psychiatres, foyers, juges. Ce qui est censé être, du moins officiellement, une collaboration pour la protection de l’enfant (et le parent ?), peut faire fausse route et se transformer en une guerre et une torture psychologiques aux conséquences néfastes non seulement pour les parents et les enfants, mais également pour les acteurs du réseau entraînés consciemment ou inconsciemment dans des alliances psychopathologiques.

En menaçant de placement ou en opérant le placement, le SPMi instaure la (potentielle) fracture à partir de laquelle une dérive pathogène inévitable s’installe au sein du réseau dont tous les membres font les frais. « Les intervenants en protection de l’enfance vivent au quotidien des situations intenables et parfois ils craquent. Conséquences : absentéisme et burn-out. Le service de protection des mineurs bat régulièrement les records de lʹÉtat en la matière » annonce la radiotélévision suisse11 (2018). Laurence Bézaguet (Tribune de Genève, 201812 ) titre : La protection des mineurs perd encore son directeur. L’on note une succession inhabituelle de crises au sein du SPMi dont les collaborateurs font face à un énième changement de direction, note Bézaguet.

« “C’est bien simple, ces boss ont une durée de vie moyenne d’à peine une année, ironise un assistant social. Or, passer si peu de temps à un poste aussi sensible et conflictuel, c’est vraiment trop court.” (…) Dans ce climat de grande lassitude, quantité de personnes tombent en arrêt maladie. (…) Ne se sentant pas soutenu par la hiérarchie, le personnel se couvre, assure une intervenante en protection de l’enfant. Plutôt que d’accompagner des parents en difficulté en leur donnant des outils éducatifs alternatifs aux coups, la direction dénonce systématiquement le moindre problème à la police. Conséquence : le service ne serait pas en mesure d’effectuer correctement sa mission » (Bézaguet, 2018).

 

Il serait intéressant de mieux décrypter les mécanismes inconscients à l’œuvre dans cette dynamique « intrafamiliale » qui expose l’institution à des attaques, à des problèmes structurels, à une destructivité interne innommable et invisible, à une perte systématique de ses dirigeants–parents (au même titre que les enfants placés perdent leurs parents) et à l’absentéisme (des enfants qui quittent le foyer ?). S’agit-il encore une fois d’un effet en miroir, voire d’une culpabilité persécutoire partagée qui répercute sa destructivité sur la structure institutionnelle ? S’absenter (absentéisme du personnel, départs des directeurs) est-il une manière de quitter une scène destructrice intolérable pour mettre une distance vis-à-vis de l’alliance collective, de ce qui est clivé et qui fait retour pour hanter l’inconscient systémique et individuel ? Est-il possible de maintenir des alliances structurantes au sein d’un système fondé sur la négativité ?

Dans tous les cas une menace de désorganisation pèse sur l’institution, probablement liée à la propagation du registre psychotique mentionnée plus haut. Anne Emery-Torracinta, Conseillère d’état en charge du département de l’instruction publique (Genève) dont dépend le SPMi, annonce13 (Tribune de Genève, 2020) le projet d’une réforme de l’institution. Est-ce que la nouvelle « forme » est-elle une nouvelle menace pour l’institution ? Et permettra-t-elle une réorganisation de l’inconscient institutionnel ? Parviendra-t-elle à donner une nouvelle forme aux éléments inconscients ? Nous ne connaissons pas l’histoire « familiale » du SPMi pour confirmer nos hypothèses et interprétations ; nous savons néanmoins que ses membres fonctionnent au sein d’une dynamique qui « attaque » des familles tout en générant des attaques en retour. Nombreux sont les parents qui affirment : « J’ai envie de mettre une bombe là-bas ! » Cela révèle, à mon sens, des liens et des dynamiques qui semblent explosives, paranoïaques et à la limite de la mort, donc bien loin d’une « protection » centrée sur l’écoute de la subjectivité, des besoins, du sens, etc.

Les principaux constats fondés sur ma clinique, comme suggéré précédemment, sont :

• le traumatisme inaugural est raconté par mes patientes comme un équivalent de scène de meurtre qui mobilise des fantasmes de meurtre ; dans tous les cas une amputation a lieu traduisant la perte d’un membre (de la famille) ;

• il n’y a pas de démarcation clinique, dans les procédures engagées, entre l’avant et l’après le placement ;

• la violence de l’acte inaugural doit être refoulée, clivée ou déniée dans les réseaux de soin ; l’on signe ainsi un pacte dénégatif (Kaës, 2014) révélateur d’alliances inconscientes entre divers professionnels actifs sous le label « protection ». Cela vise à maintenir un ensemble humain et à dénier la souffrance liée à la destructivité inhérente à leur profession. « Lorsque les pactes dénégatifs se mettent en place sur la base du déni, du rejet et du désaveu, ils ont aussi d’autres conséquences : ils créent dans le lien, et en chacun de ses sujets, de l’énigmatique, du non-signifiable, du non-transformable » (Kaës, 2014, p. 121) ;

• il suit une série de maltraitances pour parents et enfants générée par des liens destructeurs parents–enfants–institutions–professionnels au sein desquels souvent chacun dénie les besoins et l’identité de l’autre, car à chaque fois l’autres est associé à une souffrance ;

• l’hostilité sociale, le tabou et l’isolement qui en découlent sont probablement à l’origine d’une absence de partenariat entre le domaine de la protection des mineurs et la recherche universitaire transdisciplinaire. Ce partenariat pourrait être producteur d’études et des recherches permettant un avancement des connaissances, le maintien d’une diversité de regards critiques et de la capacité de penser le registre psychotique notamment, ainsi qu’une meilleure compréhension des enjeux conscients et inconscients mobilisés par un contexte hautement pathogène où se croisent représentations, normes, violence fondamentale, politiques, collusions institutionnelles et néo-libérales, etc. Cette perspective est absente, à ma connaissance, dans le champ de la recherche universitaire.

 

En termes de psychologie collective, l’oubli du traumatisme inaugural a sa fonction en relation avec les alliances inconscientes et le contrat narcissique (Kaës, 2014) ; ces alliances se créent, organisent et caractérisent la consistance des liens qui se nouent entre plusieurs sujets garants du pacte dont le but est de maintenir l’existence d’un groupe menacé par la destructivité interne et externe. Les alliances soutiennent ce que chacun, pour son propre compte, doit refouler, dénier ou rejeter afin de préserver le lien. Au cœur de cette dynamique se situe le contrat narcissique.

« Au plus près de l’expérience corporelle, émotionnelle et langagière, le contrat narcissique est mis en œuvre par la mère au nom de l’Ensemble. Ce dont la mère reçoit mandat, ce dont elle est l’actrice et le garant auprès de l’enfant, s’organise dans les rapports que le contrat narcissique entretient avec le pouvoir et l’autorité (culturels, religieux et politiques), eux-mêmes fondés sur des garants métasociaux. Parmi ces garants, le mythe et l’autorité jouent un rôle fondamental. Le contrat narcissique inclut ces garants dans ce qui le constitue : le discours de certitude fonde l’autorité ; c’est lui qui confère le caractère d’argument indiscutable, sacré ou universellement reconnu, qui prévaut sur tout autre. Cette autorité des valeurs reçues doit susciter l’adhésion, elle participe à la fois de l’organisation du lien social et de la structuration psychique » (Kaës, 2014, p. 63).

 

Lorsque la mère ou le père sont défaillants, l’État semble se substituer de force, comme nous l’avons vu, pour proposer la réorganisation des contrats narcissiques avec l’ensemble de l’ordre social. « Pratiquement, la question est de savoir si le garant garantit effectivement un processus de symbolisation ou s’il engage une alliance aliénante, perverse, psychotisante » (Kaës, p. 64). Les effets pathogènes observés dans la dynamique des réseaux de professionnels mettent sur la piste d’un échec du pacte narcissique dans sa fonction symbolisante, puisque toute une série de représentations est déniée, ce qui peut produire une autorité destructrice. Qu’est-ce qui est donc non symbolisé dans la transmission institutionnelle agie par le SPMi qui fait se succéder les directeurs (les pères de la grande famille institutionnelle) et les passages à l’acte ? Où se situe la disjonction entre un contrat qui assure l’appartenance à un ensemble et un contrat narcissique pathologisant ? Quelles sont les injonctions aliénantes à l’origine d’une rupture entre le trans-générationnel et la synchronie avec ses contemporains ?

Comme dans tout fonctionnement pathologique, le basculement dans l’aliénation tient à la fréquence et à l’intensité des mécanismes de défense immatures (Perry et al., 2004). Plus les représentations sont douloureuses, intolérables, voire anéantissantes, plus les défenses mobilisées seront du registre immature. Or la représentation inaugurale est ici de type traumatique et donc à haut potentiel d’une organisation défensive pathogène, confrontée systématiquement à son propre échec.

Kaës propose que le pacte dénégatif organise le lien intersubjectif selon deux polarités conjointes :

« L’une se fonde positivement sur des investissements mutuels, sur des identifications communes, sur une communauté d’idéaux et de croyances, sur un contrat narcissique, sur des modalités conjointement consenties pour la réalisation de certains désirs, sur l’illusion génératrice d’espace potentiel. L’autre est organisée négativement sur les diverses opérations défensives qui, dans tout lien, sont requises de chaque sujet pour que le lien puisse se constituer et se maintenir, au risque de sa destruction : ces opérations défensives vont du refoulement au déni, du clivage au rejet » (p. 120).

 

Le pacte dénégatif, dans cette perspective, est conclu par des couples, familles ou institutions par un scellement des inconscients ; « leurs effets se manifestent dans les répétitions et les symptômes partagés, dans les objets bizarres ou énigmatiques, dans les acting » (p. 120). Dans tous les cas il existe un retour des contenus inconscients du pacte dénégatif qui échoue systématiquement à organiser ce qui est dénié : tout ne peut pas être absorbé, transformé. Paradoxalement, ce type de pacte génère du négatif supplémentaire, toujours plus aliénant et spiralaire, comme nous le constatons dans les dynamiques décrites plus haut. Pour Kaës, cela conduit à des dénis en commun, à des pactes de rejet, à des alliances perverses et des aliénations collectives signifiés par des folies communes, avec, en outre, la complicité des autres qui concourent au renforcement et à la stabilisation du délire (Kaës, p. 127).

« L’aliénation, contrairement à la psychose, comporte et préserve un état de totale méconnaissance de la part de l’aliéné concernant l’accident survenu à sa pensée. En d’autres termes, “l’aliénation” est un concept qui n’est pensable que par un observateur extérieur. Le psychotique peut ignorer le terme “psychose” mais il lui reste possible de penser l’état de dépendance, d’exclusion, de conflit, de mutilation, imposé à son activité de pensée. L’aliénation présuppose un vécu non nommable, non percevable par celui qui le vit » (Castoriadis-Aulagnier, 1979, p. 38).

 

Dans les liens avec le SPMi nous constatons un maintien hors-représentation d’une réalité qui pourtant peut paraître manifeste lorsque l’individu n’est pas directement impliqué dans le déni collectif visant à rejeter les effets intolérables d’une catastrophe sociale. « Le “secret” face à des tiers, la scène de la coïncidence entre le fragment du réel et le fantasme, la stéréotypie dans la forme et le contenu constituent les fondements du contrat [pervers] » (Kaës, 2014, p. 134).

Le déni fait donc la loi et la cohésion du système est fondée sur la souffrance et la destruction qui préservent son existence. Un réseau de souffrances se crée, consolidé et nourri par un système qui s’autoalimente en preuves stéréotypées que tout cela doit être maintenu. Mais ce qui en réalité doit être maintenu c’est le groupe-réseau et ses alliances. Ce réseau construit autour de biais de confirmation vise donc à valider ses opinions auprès des instances qui les confirment.

Pour Moulias et al., 2020, une pratique professionnelle est inappropriée, sur le plan individuel ou organisationnel, à trois conditions :

« 1) La pratique ne répond pas aux besoins de la personne ; 2) La pratique peut porter préjudice à cette personne ; 3) La pratique est réalisée sans intention de nuire. Dès qu’il y a intention de nuire, on entre dans la malveillance. (…) Les organisations inadaptées sont difficiles à identifier, cachées derrière leur légitimité, car “compétentes” au sens administratif bien qu’incompétentes au sens professionnel, alors qu’elles portent atteinte aux droits fondamentaux. Coutumes, traditions, voire textes réglementaires décidés sans expérimentation préalable, peuvent générer en aval des avalanches de pratiques organisationnelles inappropriées » (p. 114).

 

Notre expérience clinique et la réalité à maintes reprises décrite par les groupes d’opposants démontrent une succession de pratiques inappropriées indissociables des pactes dénégatifs. La protection de l’enfance, par un effet de contamination, risque donc d’exposer tous les intervenants, les institutions, les parents et les enfants à la psychopathologie. Les pratiques requièrent une vigilance extrême non pas en termes de protocoles, de surveillances et de punitions sur la base d’éléments stéréotypés et mineurs (de type : l’enfant a pleuré après la séparation, donc la mère a un effet négatif sur l’enfant, le TPAE doit être averti), comme il arrive souvent sur le terrain, mais à partir d’une conjonction de diverses perspectives et regards parmi lesquels nous pouvons énumérer :

• les supervisions d’équipe selon une approche psychodynamique visant à nommer les mécanismes de défense instaurés au sein du réseau, les représentations déniées, les affects réprimés et les attaques des liens au niveau individuel et institutionnel ; il est également important de nommer les rapports complexes à une pratique qui plonge chacun dans la violence fondamentale exposant tout le réseau à des excès non élaborés et à la consolidation des noyaux psychotiques ;

• l’analyse permanente des passages à l’acte individuels et collectifs ; réduire les passages à l’acte (punitions, placements sur des durées indéterminées et sans objectifs précis, protocoles, rapports, surveillances, multiplication administrative) signifie diminuer la charge psychologique, la charge de travail et le coût pour la santé publique ;

• l’apport d’approches critiques questionnant les idéologies, les normes (institutionnelles, culturelles et sociétales), les politiques et les collusions état-capital en jeu ;

• la formation systématique et transdisciplinaire incluant la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, l’anthropologie, la philosophie des sciences, le droit, l’éthique, etc. ;

• l’écoute non biaisée (par des transferts individuels et institutionnels) des besoins des parents et des enfants, dans une perspective de reconstruction et reconsolidation du lien parent–enfant ;

• l’évaluation des préjudices entraînés par certaines pratiques ;

• l’élaboration de dispositifs collectifs qui situent au centre des pratiques la relation et non pas des protocoles coercitifs qui sont l’expression de clivages individuels et institutionnels.

 

CONSTATS DE LA COUR DES COMPTES

 

La Cour des Comptes14 (organe suisse d’évaluation indépendant) publie en 2016 un rapport-évaluation intitulé Protection des mineurs : mesures liées au placement. Au sein de ce rapport sont clairement exposées les procédures, les grilles d’évaluation et les modalités permettant le placement d’un enfant. Ce travail insiste sur l’immense complexité du terrain et met l’accent sur certaines faiblesses des approches appliquées. Je cite ici quelques constats :

• lors du placement d’un mineur, le potentiel d’évolution des parents et les attentes à leur égard ne sont pas clairement formalisés. De ce fait, le retour du mineur dans sa famille d’origine n’est pas favorisé (p. 67) ;

• le fait de « mettre les enfants sous cloche » engendre une rupture des liens fondamentaux entre un parent et un enfant. Pour un tout petit, la rupture affective que provoque son placement peut être particulièrement problématique ; les mineurs peuvent vivre le placement comme une situation d’abandon de la part de leurs parents (p. 74–75) ;

• les parents ressentent une grande tristesse, un grand vide ainsi qu’un sentiment de culpabilité, voire de désespoir suite au placement de leur enfant (p. 75) ;

• le soutien à la parentalité qui est fourni ne permet pas réellement de répondre aux problématiques liées à la précarité que rencontrent les familles des mineurs placés. De plus, le suivi assuré par le réseau de protection des mineurs est axé sur l’évolution du mineur en danger dans son développement alors que c’est l’évolution de son cadre familial qui conditionne son retour dans sa famille. Ainsi, les objectifs fixant les conditions d’un retour à la maison ne sont pas suffisamment établis avec les parents (formulation de modifications attendues ; fixation d’un calendrier de mise en œuvre des objectifs ; mise à disposition de ressources financières, de mesures de soutien et d’encadrement) (p. 75) ;

• en centralisant ses ressources et ses efforts sur la mise sous protection des mineurs en danger dans leur développement, la politique publique en matière de protection des mineurs délaisse la prise en charge et le suivi des parents d’enfants placés. Malgré l’accompagnement des parents durant le placement de leur enfant, le faible soutien à la parentalité qu’offre la politique publique représente un risque pour les autorités puisqu’il est susceptible d’engendrer des placements longs et coûteux sans offrir de réelles perspectives de retour du mineur dans sa famille d’origine (p. 81) ;

• la mise en œuvre de la politique publique de protection des mineurs ne saurait se limiter à l’éloignement du danger. Les responsables du problème sociétal que la politique publique cherche à résoudre sont en effet les parents maltraitants ou empêchés, lesquels devraient dès lors être désignés comme groupe cible de la politique concernée. Or, le placement du mineur, qui est un instrument de cette politique, désigne comme groupe cible les mineurs en danger dans leur développement sans chercher à modifier le comportement des responsables du problème sociétal (p. 89) ;

• en 2015, les subventions accordées aux fondations et associations (FOJ, AGAPE, ASTURAL, EPA) qui gèrent les 346 places disponibles en foyers d’accueil se montaient à 46,7 millions. Durant la même période, 1,8 million a été consacré aux assistances éducatives en milieu ouvert afin de suivre 344 mineurs (p. 81).

 

La Cour des Comptes confirme un aspect fondamental qui est visible dans les consultations pour adultes : le délaissement de parents désespérés (comme peuvent l’être les cliniciens et les avocats) et ses effets sur la dynamique familiale globale, sur les coûts de l’assistance mobilisée et sur la péjoration des perspectives que l’enfant retourne rapidement dans la famille. Lorsqu’on réfléchit en termes de coûts, prend-on en considération, en plus du budget accordé aux fondations et associations, les montants des interventions externes (pédiatres, psychiatres, psychologues, logopédistes, intervenants sociaux, curateurs, juges, avocats, etc.) ? A-t-on une estimation du coût global des placements ?

 

DROIT DE L'ENFANT

 

Une autre question s’impose : Le droit de l’enfant est-il systématiquement respecté ? Rappelons qu’en 1997 la Suisse a ratifié la Convention internationale de l’ONU relative aux droits de l’enfant (Nations unies, 198915 ) et que, selon cette convention, les enfants sont considérés non pas comme des objets de préoccupation pour les adultes, mais comme des personnes à part entière, dont les droits sont inscrits dans la convention : droit à l’égalité, droit au respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, droit à la vie et au développement, droit de faire entendre son avis et de participer aux décisions. L’article 9 relatif à la séparation d’avec les parents concerne le droit de l’enfant de vivre avec ses parents à moins que cela ne soit jugé incompatible avec son intérêt supérieur ; le droit de maintenir des contacts avec ses deux parents s’il est séparé de l’un d’entre eux ou des deux ; les obligations de l’État au cas où il serait responsable des mesures ayant amené la séparation. Cet article énonce : Dans tous les cas prévus au présent article toutes les parties intéressées doivent avoir la possibilité de participer aux délibérations et de faire connaître leurs vues. Selon les dires de mes patientes, les enfants ne participent pas aux délibérations les concernant et/ou leurs désirs ne sont pas pris en considération. Des curateurs ou curatrices (souvent des avocats nommés d’office par le tribunal) interviennent en tant que représentants de l’enfant et de ses droits ; malheureusement ils risquent de se ranger, parfois par manque d’une information alternative et critique (ou par contamination par le noyau psychotique ?), du côté du déni collectif fondé sur la conviction que le/s parent/s est/sont malade/s et que l’enfant doit être maintenu à l’écart des troubles de la parentalité attribués.

Naturellement, la réflexion philosophique devrait porter sur la notion d’intérêt supérieur de l’enfant (voir Brauckmann et Behloul, 2017, pour une étude de la question). Qui décide de quels sont les intérêts de l’enfant et dans quels intérêts ? Cela peut conduire à une reprise du pouvoir par l’état et à une annulation des autres droits par l’intermédiaire de diverses interprétations et preuves fournies par les acteurs des réseaux eux-mêmes employés de l’état (ce qui fait émerger de nouveaux conflits d’intérêts). Quels liens le curateur de l’enfant, s’il est avocat, entretient-il avec les autres intervenants du système juridico-administrativo-politique ? Lorsqu’un juge, censé respecter le principe d’impartialité, tranche entre deux parties adverses, quelles sont ces parties ? Parents ? Institutions ? Enfants ? Ces derniers doivent-ils obligatoirement faire les frais de parties adverses qui ne parviennent pas à trouver un consensus et dont on nourrit l’adversité ?

CONCLUSION

 

Plusieurs questions restent en suspens. Comment distinguer une expertise psychiatrique constructive (prenant en considération la subjectivité, la relation, le contexte, l’évolution, les compétences parentales préservées et à développer) d’une expertise aliénante ? Les expertises sont-elles nécessaires dans le processus ? Si oui, quels sont les critères permettant de s’assurer de leur validité scientifique ? Comment les utiliser pour ne pas porter préjudice aux parents ? Quels sont les effets iatrogènes et institutionnels et quels sont les facteurs initialement présents dans la configuration familiale ? Le placement est-il nécessaire lorsqu’il n’y a pas de rupture affective parent–enfant, lorsqu’il n’y a pas de consensus médical concernant les troubles des parents (et leurs effets sur la parentalité) et lorsque l’enfant souhaite maintenir le lien avec ses parents ? Quels sont les moyens alternatifs pour apaiser le conflit parental afin d’éviter le placement ? Lorsqu’un enfant est en péril dans sa famille d’origine, il est placé. Mais lorsqu’un enfant est en péril dans un foyer (souffrance psychologique intense, conduites à risque, tentatives de suicide, etc. signifiant également son opposition au cadre de vie qui lui a été imposé, voire une violence institutionnelle invisible), où est-il placé ? En psychiatrie ? Dans un autre foyer ? Comment savons-nous que son évolution est meilleure dans le cadre d’un placement que dans son cadre d’origine ? Comment savons-nous que le système de « protection » qui se crée autour de l’enfant n’est pas encore plus borderline ou psychotique (en termes de psychopathologie institutionnelle) que la famille d’origine ? Qui expertise les experts et les institutions ? Pourquoi ne disposons-nous pas de recherches psychosociologiques qui explorent la souffrance des milliers de parents qui se constituent en associations pour faire entendre leurs voix ? Sont-ils inintéressants pour la science ou risquent-ils de faire ré-émerger la honte liée aux pratiques que nous devons taire afin de bénéficier de nos privilèges ?

Il est difficile de répondre à ces questions. Et pourtant. Nous savons actuellement, de sources cliniques et médiatiques, que ces parents traversent des configurations supposées protéger les enfants, mais qui paraissent totalement incompatibles avec la protection des adultes victimes du placement de leurs enfants. Nous assistons à des processus de placement très discutables aboutissant à des états psychologiques et psychiatriques insuffisamment analysés par les intervenants, à des injustices récurrentes et à des mécanismes de défense psychologique qui s’apparentent à la schizophrénie. Nous sommes parfois loin du consensus (sur le modèle de la méthode Cochem16 ), d’une clarification des objectifs et d’une empathie fondamentale visant le retour de l’enfant dans sa famille d’origine. Nous sommes encore trop souvent loin du bon sens.

Cette étude d’un terrain complexe et contesté a eu comme objectif de décrire un contexte trop exposé au rejet des représentations déplaisantes et qui bascule encore trop souvent dans l’anéantissement des humains. La clinique du processus de protection lui-même se situe donc à l’intersection de la psychopathologie individuelle, institutionnelle et sociétale (normes, capital, domination, sexualité, etc.). J’évoque ici rapidement la question de la sexualité qui demeure tabou au sein des analyses. Or n’oublions pas — l’émission Temps Présent (TSR, 201517 ) avait décrypté ce tabou — que la sexualité non plus n’est pas maîtrisée par les protocoles : « Maltraités, sexuellement et physiquement abusés, exploités. Ils seraient 100 000 enfants en Suisse, sans doute plus, à avoir été placés et avoir subi ces injustices, jusque dans les années 80 » (TSR, 2015).

Malheureusement les abus passent sous les radars de la protection officielle des mineurs et n’apparaissent au grand jour que des années après, dans les cabinets de psychothérapie, pour dire que la maladie n’est pas qu’individuelle ; elle est aussi une maladie sociétale et institutionnelle. Parallèlement à ces abus-là dont la probabilité ne peut être déniée, d’autres abus et passages à l’acte sont révélés par les récits des parents que je rencontre et qui me semblent tout aussi préjudiciables tout en restant dans l’angle mort des procédures juridiques et d’une « clinique de la protection ». Cette clinique transfrontalière est borderline, car elle révèle la perméabilité des limites institutionnelles autorisant le passage (nécessaire) de la confusion protection–violence qui la définit ; elle est au croisement des frontières (fragilisées de manière circulaire) entre l’individuel, l’institutionnel et le sociétal. Pour ces raisons, accuser les mères d’être borderline peut être interprété comme une projection institutionnelle… Cette clinique particulière doit, par conséquent, être étudiée avec plus de moyens et d’attention, en se focalisant tout particulièrement sur les représentations déniées, refoulées et rejetées qui ne cessent d’avoir des conséquences très négatives sur la santé des individus impliqués.

Déclaration de liens d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

 

© 2020  Association In Analysis. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

 

 

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