ALÉNATION:
L'IMPOSSIBLE
ÉLABORATION
CLINIQUE
Liviu Poenaru
Depuis Marx (1867), nous disposons d'un immense corpus de connaissances (Fromm, 1955; Haber, 2007; Rosa, 2010; Saha, 2021) suggérant que l'aliénation pourrait être à la racine de nombreux problèmes individuels, sociétaux, économiques et philosophiques. L'approche de Rosa (2020) sur l'aliénation, par exemple, met en évidence à la fois les expériences subjectives d'aliénation et les facteurs structurels plus larges qui contribuent aux sentiments de déconnexion dans la vie contemporaine. Lorsqu'elle est correctement comprise, propose Haber (2007), l'aliénation nous permet de saisir directement le cœur d'une vie qui dérive d'elle-même, exprimant cette privation à travers la souffrance et les contraintes auto-imposées. De ce point de vue, l'aliénation émerge comme la rencontre tangible avec une perte de notre agentivité personnelle, reflétant et manifestant, de manière unique et à travers diverses expressions, certaines des diverses afflictions sociétales. Tant que ces maux continueront de se propager, il restera une raison de comprendre ce qui se cache derrière l'obsolète appellation d’"aliénation".
Malgré l'omniprésence potentielle de l'aliénation (économique) dans les sociétés cyber-capitalistes contemporaines, le concept reste réprimé au sein des disciplines de la psychologie, de la psychiatrie et de la théorisation psychopathologique. Deux interprétations pourraient éclairer ce refoulement politique et idéologique massif, potentiellement nuisible à la santé mentale des populations. La première partirait de l'hypothèse que la propagande, la culture et la politique occidentales ont travaillé sans relâche pendant des décennies pour anéantir les idées marxistes associées au péril rouge (communisme), à la stigmatisation académique et à l'obsolescence intellectuelle. L'idéologie du progrès, de l'innovation et du bien-être des sociétés occidentales a contribué à minimiser l'histoire et la critique. Ainsi, les intellectuels et les cliniciens ont eux-mêmes succombé, consciemment ou inconsciemment, à cette idéologie.
La deuxième interprétation pourrait reposer sur la nature intrinsèquement inconsciente et implicite de l'aliénation, qui se prête facilement au refoulement tant du côté du patient que du côté du thérapeute. L'aliénation touche souvent des questions existentielles profondes, telles que le sens, le but d’une vie et l'identité. Confronter ces questions peut évoquer une anxiété existentielle, qui est la peur et l'incertitude associées à la contemplation de son existence et du sens plus large de la vie. Les patients peuvent résister à explorer ces thèmes car ils sont intrinsèquement perturbants et peuvent mener à une crise existentielle. Explorer les sentiments profonds d'aliénation peut ainsi dévoiler des matériaux refoulés ou inconscients menaçants pour le concept de soi, comprenant des conflits non résolus, des névroses économiques (Poenaru, 2023), des expériences traumatiques ou des désirs inacceptables (eux-mêmes potentiellement interconnectés avec les conditions économiques). L'identité est souvent liée aux normes et attentes socio-culturelles. L'exploration thérapeutique qui remet en question ces normes risque d’être perçue comme une menace, surtout si elle conduit à remettre en question des croyances ou valeurs de longue date. Cela peut entraîner une peur de rejet social ou d'isolement si l'identité évolutive s'écarte des attentes sociétales.
La littérature philosophique, scientifique et épidémiologique nous encourage à proposer une enquête sur la pertinence clinique du concept d'aliénation selon deux axes :
1. Son rôle dans la psychopathologie ;
2. Son impossible élaboration clinique.
Aliénation économique et inconsciente
Plus le travailleur produit de richesse, plus il devient pauvre ; plus sa production augmente en puissance et en étendue, plus il devient une marchandise bon marché. Avec l'augmentation de la valeur du monde des choses, la dévaluation du monde des hommes progresse en proportion directe. Le travail ne produit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même et le travailleur comme une marchandise – et cela dans la proportion où il produit des marchandises en général (Marx, 1844/1964, p. 120-133).
Dans sa théorie critique de l'économie et du capital, Marx identifie l'aliénation du produit du travail et du processus de travail, l'aliénation des autres et l'aliénation de soi. Il pose des bases substantielles pour la théorisation d'un concept majeur dans la société industrielle et contemporaine. Selon Marx, les travailleurs sont aliénés par les biens qu'ils produisent parce que ces biens sont possédés et contrôlés par les capitalistes. Ils ont peu ou pas de contrôle sur le processus de production, souvent monotone et déshumanisé, dicté par les besoins du système capitaliste. Ce dernier favorise la compétition plutôt que la coopération, conduisant à des relations étranges parmi les travailleurs. Au lieu de former une communauté, les travailleurs sont mis en concurrence. Dans ce contexte, les travailleurs sont aliénés de leur propre potentiel humain et de leur créativité car leur travail est réduit à un simple moyen de survie, plutôt qu'à une expression de leur individualité et de leur créativité.
Selon Marx, l'aliénation est d'essence économique. Par conséquent, elle ne peut être comprise que comme un concept associé à des mécanismes et dynamiques économiques inconscients. Car les mécanismes neuro-cognitivo-comportementaux et émotionnels largement reconnus par les sciences actuelles (Poenaru, 2023) et inévitablement présents dans cette construction sont de nature essentiellement inconsciente. L'inconscient marxiste, tel que décrit dans les écrits de Marx, reste relativement obscur dans le domaine de la psychologie, à l'exception de la psychologie marxiste, qui se trouve malheureusement systématiquement marginalisée dans les sphères académiques. Marx lui-même avance ce principe fondamental : "Les pensées de la classe dirigeante sont, à chaque époque, les pensées dominantes." Cela signifie que les cognitions, intentions, disjonctions et idéaux de la classe dirigeante prévalent inévitablement à travers les époques, et sont fortement dépendants du matérialisme historique – c'est-à-dire de l'influence des moyens de production sur les mentalités et les relations sociales.
Pour une compréhension adéquate de l'inconscient marxiste, il est donc important de souligner le lien indissociable entre les domaines économique et social. Cela implique le fonctionnement de mécanismes inconscients transmis par les interactions sociales, la politique, les cultures, etc. Selon Marx, la sphère sociale est fondamentalement enracinée dans le domaine économique qui précède, logiquement, le social – un principe fondamental élucidé par le marxisme. Cette perspective peut sembler simpliste comparée à la propagande et à certaines perspectives psychologiques, qui dépeignent les individus comme des entités "autonomes" détachées de leur environnement, indépendantes, individualistes et autodirigées.
Pour Kaës (2014), le pacte négatif collectif (conduisant à des symptômes, des dénis et des objets bizarres communs) implique également des pactes de rejet (rejet collectif des représentations attachées à l'aliénation), des alliances perverses et des aliénations collectives signifiées par la folie partagée, avec la complicité des pairs contribuant au renforcement et à la stabilisation du délire.
L'aliénation, contrairement à la psychose, implique et préserve un état d'ignorance totale de la part de la personne aliénée concernant l'accident survenu à sa pensée. (...) Le psychotique peut ignorer le terme 'psychose' mais reste capable de penser à l'état de dépendance, d'exclusion, de conflit ou de mutilation imposé à son activité de pensée. L'aliénation présuppose une expérience vécue qui est innommable et imperceptible pour la personne qui la vit (Castoriadis-Aulagnier, 1979, p. 38).
Ainsi, nous sommes dans l’innommable et l’imperceptible qui expliquent la difficulté d’accès à l’aliénation. Ces visions contemporaines de l'aliénation démontrent une fois de plus sa nature fondamentalement inconsciente, qui peut néanmoins prendre diverses formes : psychologique (sentiments d'isolement, d'impuissance et de perte de sens), sociale (sentiment d'étrangeté des individus vis-à-vis de leur environnement social et de leurs communautés), culturelle (lorsque les individus se sentent déconnectés de leur patrimoine culturel en conflit avec la culture numérique dominante), marxiste (étrangeté des travailleurs par rapport aux produits et aux conséquences socio-environnementales de leur travail, au processus de travail, à leurs collègues et à leur propre potentiel humain), philosophique (provenant de la confrontation de l'individu avec l'absurdité de la vie, l'inévitabilité de la mort et l'isolement inhérent du soi), entre autres.
La dimension économique de l'aliénation, en particulier dans la pensée marxiste, fournit un cadre solide pour comprendre ses causes et effets au sein des systèmes capitalistes. Cependant, cela n'est qu'un aspect d'un concept plus complexe et multifacette. L'aliénation transcende l'économie, englobant des dimensions psychologiques, sociologiques, culturelles et philosophiques. Néanmoins, il est difficile d'isoler ces dimensions de leurs interactions avec l'influence omniprésente des codes économiques, car ces codes imprègnent divers niveaux de l'expérience humaine, rendant difficile la séparation des dimensions. Comprendre l'aliénation dans toute sa complexité nécessite de reconnaître comment les facteurs économiques façonnent et sont façonnés par les états psychologiques, les relations sociales, l'environnement culturel et les préoccupations philosophiques. Cette vue holistique reconnaît l'interconnexion profonde des expériences humaines et l'influence omniprésente des systèmes économiques.
L'instabilité et l'insécurité économiques, par exemple, peuvent conduire au stress, à l'anxiété et à la dépression (Guan et al., 2022 ; Guerra et al., 2021 ; Ridley et al., 2020). La précarité des gig economies ou la menace de chômage peuvent saper le sentiment de stabilité et d'estime de soi d'un individu. Les économies capitalistes promeuvent le consumérisme, qui peut façonner les identités et les valeurs individuelles. Elles créent et renforcent les distinctions de classe, influençant les interactions et les relations sociales. La division entre les propriétaires du capital et les travailleurs, par exemple, favorise un sentiment d'aliénation entre différents groupes sociaux. Philosophiquement, la quête de sens et de but est souvent éclipsée par les exigences économiques. La focalisation sur le succès économique et la richesse matérielle peut amener les individus à négliger des questions existentielles plus profondes, exacerbant un sentiment d'aliénation philosophique. Les systèmes économiques influencent les considérations éthiques et morales qui dominent une société (Wight, 2015 ; Banks et al., 2022). La priorisation du profit sur le bien-être humain peut entraîner des dilemmes éthiques et une aliénation morale, où les individus se sentent déconnectés de leurs propres normes éthiques.
De plus, les codes économiques influencent les normes culturelles, façonnant ce qui est valorisé et comment le succès est défini. Ces systèmes façonnent les normes, valeurs et pratiques culturelles de manière significative, affectant tout, des identités individuelles et des interactions sociales aux politiques publiques et aux tendances culturelles mondiales (Kostis, 2021). Cette pénétration culturelle rend difficile la séparation des influences économiques des autres dimensions de l'aliénation. Les priorités économiques souvent dirigent les politiques publiques et les structures de gouvernance, affectant les systèmes de protection sociale, d'éducation et de santé (Kentikelenis, Rochford, 2019). L'économie mondiale et les changements technologiques rapides, impulsés par les impératifs économiques, compliquent davantage le tableau. Ces dimensions interconnectées démontrent l'impossibilité de défendre l'existence d'aspects psychologiques, sociologiques, politiques, culturels ou philosophiques de la vie humaine isolés des codes économiques.
Les interactions mentionnées peuvent être traduites en mécanismes et processus de nature neuro-cognitivo-comportementale, qui sont par défaut inconscients en raison de la nature automatique de nombreux comportements, du besoin d'efficacité cognitive, de l'influence des émotions, du conditionnement social et culturel, et des processus neurologiques sous-jacents. Comprendre ces mécanismes inconscients fournit un aperçu de la formation et du maintien des comportements économiques, souvent sans la conscience de l'individu.
Psychopathologie
Comme suggéré précédemment, l'aliénation (en particulier son réseau complexe et indiscernable de facteurs connexes) peut avoir des effets profonds sur les individus et les sociétés. Au niveau personnel, elle peut conduire à des problèmes de santé mentale tels que la dépression, l'anxiété et les crises existentielles. Dans la majorité des cas, les conséquences liées à de multiples contextes dysfonctionnels ne prennent pas en compte le facteur de l'aliénation. Ainsi, les analystes et chercheurs, en particulier dans les contextes médicaux, mettent généralement l'accent sur les facteurs bio-psycho-sociaux dissociés de l'aliénation. Ce concept, bien que significatif, de notre point de vue, n'est pas intégré aux cadres existants pour comprendre le comportement humain et la santé. L'aliénation, enracinée plus profondément dans les domaines sociologiques et philosophiques, n'a pas reçu le même niveau d'attention. Sans aucun doute, les deux principales raisons mentionnées ci-dessus (propagande politico-économique et nature fondamentalement inconsciente de l'aliénation) ont contribué à cet état de choses. Certaines approches dans la recherche biomédicale et psychologique tendent à réduire les phénomènes complexes en variables plus simples et mesurables. L'aliénation, avec sa nature nuancée et holistique, peut ne pas facilement s'intégrer dans des cadres réductionnistes. De nombreuses sociétés occidentales mettent l'accent sur l'individualisme et la responsabilité personnelle, ce qui peut minimiser les facteurs sociétaux et structurels contribuant à l'aliénation. Les systèmes économiques façonnés par des idéologies néolibérales privilégient souvent le succès individuel et la compétition, marginalisant les discussions sur l'aliénation enracinée dans les critiques du capitalisme et des structures sociales.
Identifier l'aliénation au sein des mécanismes et dynamiques implicites et explicites du comportement humain nécessite une compréhension nuancée de ses diverses manifestations et contextes. En prêtant attention aux dimensions existentielles, sociales, psychologiques et culturelles, ainsi qu'à l'impact du travail, de l'emploi, de la production et de la consommation sur les expériences des individus, nous pouvons commencer à reconnaître les signes d'aliénation et à élaborer et traiter les causes sous-jacentes.
L'exclusion sociale, une forme d'aliénation où les individus ou groupes se voient refuser la possibilité de participer aux activités sociétales, a été liée à divers problèmes de santé mentale (Durkheim, 1897 ; Perkins & Repper, 2003). Ali et al. (2019) soulignent la nécessité de cadres conceptuels pour mieux comprendre et aborder la stigmatisation associée aux troubles mentaux, ce qui peut conduire à des sentiments profonds d'aliénation. Socialement, l'aliénation peut entraîner une rupture de la cohésion communautaire, une augmentation des conflits sociaux, des décisions politiques aberrantes et un sentiment de déchéance parmi les individus. La cohésion sociale est souvent considérée comme la "colle" qui maintient les sociétés ensemble (Moustakas, 2023), caractérisée par des relations sociales positives, un sentiment d'appartenance et une identité collective. Lorsque les individus ressentent l'aliénation, ces liens s'affaiblissent, menant à une société fragmentée. Les recherches indiquent qu'une plus grande cohésion sociale est liée à une meilleure santé, moins de solitude et à la capacité de la communauté à résoudre des problèmes collectifs. À l'inverse, l'aliénation perturbe ces résultats positifs. L'aliénation peut exacerber les conflits sociaux, en particulier dans les contextes où les groupes marginalisés se sentent exclus des avantages sociétaux (Ozcurumez, Hoxha, 2020).
La causalité circulaire en jeu et la pluralité des facteurs potentiellement responsables de l'aliénation suggèrent plusieurs modalités d'expression de l'aliénation : stress, mécontentement existentiel (sentiments de vide, anxiété existentielle, perte de ses propres valeurs et croyances), isolement social (perception de soi comme étranger ou marginal), détresse psychologique (sentiments d'anormalité, confusion ou conflit concernant l'identité et la perception de soi, difficultés à concilier les expériences internes avec les attentes externes), perte d'autonomie et de contrôle sur les circonstances de travail ou de vie, etc.
Nous avons maintenant la preuve que le cybercapitalisme (bien plus que les systèmes économiques précédents, en raison de l'injection 24/7 de codes économiques via Internet et les smartphones) conduit à de multiples pathologies psychologiques et physiques. La logique économique de plus en plus artificielle, invasive et consumériste rend les gens malades et tue (meurtre social, Medvedyuk, Govender, Raphael, 2021), et pas toujours pour des raisons compréhensibles, notamment dans le cas de la société scopophilique (au sein de laquelle la dimension visuelle est dominante). Dans tous les cas, avec le meurtre social, nous faisons face à la version la plus extrême du capitalisme, similaire à la version du cybercapitalisme qui tue les jeunes utilisateurs d'Instagram en transformant leur image en une question de survie.
Les codes économiques constamment injectés dans nos esprits et corps via la technologie numérique semblent compromettre l'intégrité bio-psycho-sociale des individus, déclenchant potentiellement des comportements autodestructeurs. Comme le souligne Twenge (2020), après une relative stabilité au début des années 2000, l'incidence des problèmes de santé mentale parmi les adolescents et les jeunes adultes aux États-Unis a commencé à augmenter fortement au début des années 2010. Cette augmentation est marquée par des hausses significatives de la dépression, de l'anxiété, de la solitude, de l'automutilation, des pensées suicidaires, des tentatives de suicide et des suicides réussis, les augmentations les plus notables touchant les filles et les jeunes femmes. Un nombre croissant de preuves suggère que ces tendances peuvent être associées à l'utilisation croissante de la technologie.
En outre, l'utilisation des médias sociaux, comme nous l'avons tous expérimenté, a été associée à une augmentation de l'anxiété (Moreno et al., 2020). Ces données sont confirmées par Frances Haugen, la lanceuse d'alerte de Facebook (maintenant Meta), qui a annoncé qu'en 2021, l'entreprise (qui possède également Instagram) était consciente que l'utilisation de ses applications conduisait à une augmentation des suicides chez les jeunes filles : 'Nous aggravons les problèmes d'image corporelle pour une adolescente sur trois,' indiquait une diapositive d'une présentation interne des chercheurs de l'entreprise en 2019. Cette information aurait été publiée sur le tableau de messages internes de Facebook et consultée par le Wall Street Journal (Wells, Horwitz, Seetharaman, 2021).
Le contexte que nous examinons est donc une source significative de stress exponentiel et de charge allostatique (Juster, McEwen, & Lupien, 2010). Il est clair: l'exposition continue à une logique animale de combat-fuite-immobilisation (fight-flight-freeze) dans les rapports aux écrans – où nous nous engageons simultanément dans des combats pour la survie sociale, cherchons à échapper au stress tout en restant immobilisés pendant de longues heures face à des écrans qui exploitent notre attirance inconsciente pour les stimuli négatifs – conduit inévitablement à des niveaux de stress accrus. Le stress psychosocial induit des changements dans la cognition, l'affect et le comportement (Wolf, 2018), tandis qu'un nombre croissant d'études mettent en évidence ses effets sur les réactions inflammatoires et le système immunitaire (Yan, 2016). Pruett (2003) souligne qu'il existe désormais des preuves irréfutables que les réponses au stress peuvent causer une immunosuppression cliniquement significative et d'autres dysfonctionnements immunitaires. La production ou l'action des médiateurs de stress est principalement responsable de ces effets immunologiques indésirables.
Les populations occidentales sont confrontées à de multiples sources de stress, entraînant des conséquences sur la santé, notamment des maladies auto-immunes, psychiatriques, cardiovasculaires, dermatologiques, neurodégénératives et cancéreuses (Yan, 2016). Les données épidémiologiques et l'augmentation des ventes de médicaments soulignent le stress et la prévalence des maladies psychologiques et somatiques dans la société actuelle. Les taux de prévalence dans les pays développés montrent que 27% des enfants âgés de 5 à 14 ans en Australie et 26% aux États-Unis vivent avec une forme de maladie chronique à long terme. Les recherches de Zheng et al. (2020), cohérentes avec les conclusions de Park et al. (2013), indiquent qu'environ un tiers des adolescents aux États-Unis souffrent de maladies chroniques, souvent associées à une mauvaise santé mentale. De plus, selon Winkler et al. (2020), la prévalence des personnes souffrant de symptômes d'au moins un trouble mental actuel est passée de 20,02% en 2017 à 29,63% en 2020, pendant la pandémie de COVID-19. Selon les Centers for Disease Control and Prevention des États-Unis, le nombre de personnes décédées d'une overdose de drogue en 2021 était plus de six fois supérieur à celui de 1999.
Prenons un autre exemple. Le Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge (HCFEA) en France a signalé une augmentation significative de l'utilisation de médicaments chez les enfants et les adolescents en 2021. Malgré un manque d'études robustes sur leur efficacité chez les enfants, et des résultats suggérant des différences minimes entre les groupes traités et témoins, les taux de consommation ont explosé :
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Les hypnotiques ont connu une augmentation de 224% ;
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Les antipsychotiques ont augmenté de 7,5% ;
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Les anxiolytiques ont augmenté de 16% ;
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Les antidépresseurs ont augmenté de 23%.
Ces taux sont significativement plus élevés, allant de 2 à 20 fois, par rapport à la population adulte générale. Cela soulève des questions : Pourquoi les jeunes (et pas seulement eux) sont-ils si vulnérables ? Peut-on comprendre cet immense corpus de connaissances sans prendre en compte le concept d'aliénation ? Nous soutenons que sans une approche nuancée de l'aliénation, le réseau de facteurs associés restera à jamais réprimé par les individus, la société et les professionnels de la santé. Pourtant, ce développement rencontre une grande résistance.
L'impossible élaboration
En plus de sa nature fondamentalement inconsciente, le concept d'aliénation est intrinsèquement transversal ; en d'autres termes, il révèle ses particularités uniquement à l'intersection de plusieurs disciplines. Sa diversité conceptuelle rend difficile l'élaboration d'une définition unique et unifiée qui puisse être facilement opérationnalisée pour une étude psychologique. Le terme lui-même trouve son origine dans diverses traditions intellectuelles, chacune mettant l'accent sur différents aspects de l'expérience, des notions marxistes de l'aliénation des travailleurs dans les sociétés capitalistes aux thèmes existentialistes de l'angoisse existentielle et de l'absurdité. L'aliénation est intrinsèquement une expérience subjective, variant considérablement d'une personne à l'autre. Cette subjectivité complique les tentatives de développement de mesures ou d'interventions psychologiques standardisées. Ce qu'un individu vit comme une aliénation peut être perçu différemment par un autre, selon leur contexte personnel, culturel et situationnel. La recherche psychologique cherche souvent à identifier des schémas et des conclusions généralisables, mais la nature profondément personnelle de l'aliénation résiste à une telle généralisation.
Tout au long de ce travail, nous avons discuté des raisons pour lesquelles l'aliénation (en tant qu'entité à la fois inconsciente et socio-économico-politique) résiste à l'élaboration thérapeutique. De plus, le thérapeute qui tente de la nommer peut faire face à des réactions de protestation suggérant qu'il est sur la mauvaise voie et qu'il devrait revenir aux concepts classiques de compréhension thérapeutique, en se concentrant principalement sur les traumatismes familiaux. Les patients eux-mêmes peuvent alors agir comme gardiens du cadre normatif de la psychothérapie. Cependant, si notre hypothèse est confirmée, nous avons de nombreuses raisons de résister également et de continuer notre travail de déconstruction de l'aliénation pour éviter de devenir des thérapeutes aliénés (Parker, 2007). Parker nous rappelle que la psychologie est censée aider les gens à faire face aux afflictions de la société moderne. Il soutient que la pratique psychologique actuelle est devenue partie du problème, plutôt que de la solution. La psychologie dominante perpétue souvent le contrôle social en pathologisant les comportements et expériences individuels qui dévient des attentes normatives. Il suggère (en accord avec Fromm) que les pratiques psychologiques traditionnelles tendent à se concentrer sur la pathologie individuelle sans aborder adéquatement les contextes socio-politiques qui façonnent l'expérience humaine.
Dans cette perspective, le cadre thérapeutique doit se confronter aux normes sociétales, professionnelles et celles internalisées par le patient. Par conséquent, l'élaboration de l'aliénation semble impossible. Mais cela ne doit pas être une raison de renoncer, car cela pose des problèmes éthiques tant qu'il est source de nombreuses pathologies. De plus, il semble être un élément clé du système pathogène que nous vivons avec le cybercapitalisme. Les thérapeutes doivent intégrer la compréhension des facteurs socio-économiques et politiques dans leur pratique avant de traiter la question de l'aliénation. Cette approche nécessite de passer d'une vision du patient uniquement comme un individu avec une pathologie personnelle à une compréhension de celui-ci comme faisant partie d'un contexte socio-politique plus large. Cette approche holistique peut aider à traiter les causes profondes de l'aliénation.
Dans l'approche psychanalytique, cela implique d'interpréter les traumatismes de l'enfance également comme des conséquences d'un réseau de facteurs socio-politiques-économiques que nous avons discutés plus tôt. Il semble important que le travail associatif et interprétatif dans le cadre thérapeutique prenne en compte le socle biologique, la sexualité (largement théorisée par la psychanalyse), les relations primaires et la manière dont celles-ci ont consolidé des configurations de relation d'objet pouvant se répéter dans divers contextes de la vie émotionnelle, sociale et professionnelle du patient. Il est également important - et nécessitant une formation approfondie et l'engagement du thérapeute dans un discours critique - que le travail associatif et interprétatif repose sur des hypothèses liées au contexte socio-politique-économique dans lequel les relations primaires et secondaires (enfance et adulte) ont évolué.
Mais n'oublions pas que tout n'est pas une question de traumatisme, au risque de tomber dans l'un des dogmes de la psychologie et de la société. Dès la naissance (et même avant), nous avons été conditionnés et impreignés, comme les chiens de Pavlov et les oies de Lorenz, aux stimuli économiques qui ont colonisé nos circuits réflexes. Nous n'avons pas besoin d'être traumatisés pour être conditionnés, et une grande partie de l'aliénation réside dans ce conditionnement. L'éducation suffit.
De plus, la diffusion de la peur par la propagande économique et médiatique encourage une production et une consommation toujours croissantes, posant des risques pour la santé physique et mentale, y compris les maladies auto-immunes. Nous vivons à une époque de manipulations neuro-cognitivo-comportementales et émotionnelles basées sur le stress, la peur et l'idéologie du risque, qui mènent à une augmentation de l'engagement en ligne (le but premier du cybercapitalisme). En termes de peur et son corolaire le stress, des recherches récentes suggèrent que l'utilisation délibérée de la peur par les autorités politico-économiques peut viser à cultiver la sensibilité à des stimuli spécifiques (Poenaru, 2023). Cette sensibilité est soutenue au niveau neuronal par le renforcement des synapses facilitant de telles réponses.
Perspectives
Nous avons maintenant des preuves que l'aliénation est un élément crucial pour comprendre les pathologies contemporaines. Lorsqu'elle est analysée du point de vue du fonctionnement inconscient, l'aliénation peut être considérée comme un jeu complexe de mécanismes et de dynamiques plutôt qu'une entité singulière ou une structure statique. Cette conceptualisation peut s'aligner avec diverses théories psychanalytiques, psychologiques, sociologiques, philosophiques et critiques qui, prises ensemble, offrent la possibilité de démêler les complexités de l'aliénation, d'abord au niveau théorique puis au niveau clinique. Cela implique d'établir des programmes de recherche approfondis pour mieux comprendre ses mécanismes et comment nous pouvons intervenir cliniquement pour surmonter les résistances que nous avons soulignées.
Certes, la psychanalyse pourrait jouer un rôle crucial dans ce programme, compte tenu des dynamiques inconscientes hautement complexes impliquées et de la nécessité de les déconstruire/reconstruire. Cependant, cela exige de développer de nouvelles perspectives sur l'existence, au niveau inconscient, de représentations et d'affects provenant non seulement des relations précoces mais aussi de la manière dont ces relations (ainsi que le processus de maturation et toutes les étapes de la vie d'un individu) sont continuellement influencées par les codes de la société de consommation et leur potentiel aliénant.
Bien que l'aliénation soit fondamentalement un concept complexe, transversal et inconscient, il semble que nous disposions déjà de nombreuses techniques et modèles théoriques pour sa déconstruction, ce qui nécessite sans aucun doute le temps pour l'insight et l'assouplissement des résistances. Les méthodes psychanalytiques dévoilent des processus inconscients, tandis que les perspectives socio-politiques, critiques, économiques et philosophiques mettent en évidence des facteurs systémiques plus larges. Car, en fin de compte, n'est-ce pas la mission de la psychanalyse d'élaborer des représentations refoulées et de dépasser les contenus manifestes tout en brisant les barrières de l'inconscient pour stimuler la mentalisation?
Les modèles contemporains offrent ainsi de multiples voies d'intervention qui combinent ces connaissances pour promouvoir le bien-être individuel et collectif au-delà des normes. Cette approche holistique peut assurer une compréhension complète et une déconstruction efficace de l'aliénation, favorisant une plus grande intégration psychologique et sociale.
Références
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